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Libération
Chronique «Résidence sur la Terre»

L’impossibilité d’une île

Chronique «Résidence sur la terre»dossier
Une plage si calme et harmonieuse au Sri Lanka, un homme qui tente de vivre après le tsunami, les attentats.
Au Sri Lanka, en 2004. (Photo Ishara S. Kodikara. AFP)
publié le 20 décembre 2019 à 18h21

Le 26 décembre 2004, il y a tout juste quinze ans, Priya se lève d’un bon pied. Il sort sur le perron de sa petite maison donnant sur la sublime plage de Rekawa bordée de cocotiers et d’une fine frange de frangipaniers, dans le silence de la côte sud du Sri Lanka. Il voit tout de suite que quelque chose ne va pas. Il rentre et dit à sa femme «il faut qu’on parte». Ils sortent, et la première vague déferle. Elle envahit cette plage presque déserte à quelques kilomètres de la ville de Tangalle, leur laissant malgré tout le temps d’atteindre le petit village, où ils se réfugient dans le temple bouddhiste. C’est la deuxième vague, beaucoup plus forte, qui emportera tout. Les maisons, les quelques hôtels, une partie de la luxuriante mangrove qui les borde. Dix- sept morts, 54 habitations détruites, la plage de Rekawa est rasée, comme les trois quarts des côtes de l’île. Le tsunami, d’une puissance phénoménale, ravage les pays de l’océan Indien : 170 000 morts en Indonésie, 16 000 en Inde, 31 000 au Sri Lanka. Le pays est frappé de plein fouet, son économie peine à se relever.

Priya s'installe au village, où il travaille désormais. Sa première fille naît. En 2009, c'est un soulagement qui arase cette fois l'île : après vingt-cinq ans de combats, la guerre civile entre le gouvernement cinghalais et bouddhiste et les rebelles tamouls prend fin. «C'est là que le tourisme a pu enfin reprendre son essor» nous raconte Priya. Après des années noires, attentats, tortures et violences des deux camps, un pays coupé en deux entre le nord et l'est tamouls et le reste du pays à majorité cinghalaise, c'est l'apaisement.

Le pays s’ouvre à nouveau, les plaies du tsunami et de la guerre lentement se cautérisent. Priya songe à revenir s’installer en bord de mer, mais il doit pour cela rassembler assez d’argent. L’heure arrive finalement en 2017. Ses enfants ont grandi, sa moustache s’est épaissie, il ouvre un restaurant à quelques mètres de l’ancien emplacement de sa maison, sur le petit chemin qui longe la mangrove. C’est un endroit calme, traversé par davantage de singes que d’humains, et Priya attend, longtemps, le chaland. La haute saison, de décembre à mars, est bien courte, et le reste de l’année plutôt désertique. Mais sa cuisine de poissons frais, barracudas et mahi-mahi, est délicieuse, et ses six tables commencent de soir en soir à se remplir.

Jusqu’à ce terrible jour de Pâques 2019, où une nouvelle plaie d’Egypte s’abat sur l’île : huit attentats simultanés, revendiqués par l’Etat islamique, font sauter trois églises et cinq hôtels de l’île, à Colombo, Negombo et Batticaloa, faisant 258 morts et près de 500 blessés. Un carnage réalisé par une petite cellule islamiste tout juste implantée dans l’est de l’île et aussitôt neutralisée.

Le pays est sous le choc du plus grand attentat de son histoire. «Tous les hôtels du pays ont reçu des appels d'annulation : plus personne ne voulait venir, continue Priya. J'ai dû fermer le restaurant pendant trois mois. J'ai rouvert en septembre. Depuis, j'attends. On est en décembre, les gens ne devraient plus tarder.» Les mains posées sur son ventre replet, un sourire persistant au coin des lèvres, qui s'élève parfois en un rire contagieux, Priya ne perd pas espoir.

Le 16 novembre, lors de l'élection présidentielle, il a voté, comme 52 % des votants, pour Gotabaya Rajapaksa. Frère de l'ancien président de 2005 à 2015, et membre d'une des familles les plus puissantes du pays, Rajapaksa s'est imposé grâce à un discours ferme et autoritaire, en garant de la sécurité contre le terrorisme. «Il va restaurer le calme et la paix, dit Priya, qui s'échauffe tout à coup. C'est un ancien militaire, il connaît son métier. Il est différent des autres, il ne vient pas du milieu politique, il n'est pas corrompu. Il prend l'avion en classe économie. C'est bon signe, ça.» Si la menace islamiste ne pèse plus sur l'île, où il n'y a pas eu de propagation de l'EI, plusieurs Sri-Lankais nous disent leur préoccupation. «Il faut surtout que les touristes n'aient plus peur de venir», explique Sameera devant son auberge de Trincomalee. De la peur, il est pourtant bien difficile d'en ressentir dans cette île qui semble si calme et harmonieuse, habitée avec tant de douceur et de grâce. Priya a ramené aujourd'hui dans ses filets des crevettes géantes et un vivaneau aux écailles rougeoyantes. Derrière lui, une famille de chimpanzés s'accroche aux fils électriques. Devant, l'océan lèche le banc de sable. Les palmiers ondulent au vent. Ça ressemble quand même surtout au paradis. Qui est bien fragile, comme les branches - dont l'une tombe justement à nos pieds.

Cette chronique paraît en alternance avec celle de Paul B. Preciado, «Interzone».