Tribune. En 1819 naissait Herman Melville, bicentenaire qui soulève l'éternelle question de ce que les écrivains canoniques ont à nous dire aujourd'hui. Or le dernier et très étrange roman de l'auteur de Moby Dick nous parle d'un sujet aussi actuel qu'intempestif : la confiance. The Confidence-Man (l'Escroc à la confiance), dont le héros accumule les dupes, souligne cette vérité cruciale : l'homme - même l'ombrageux Poix-Noire, qui jure que jamais, au grand jamais, il ne cédera - éprouve un besoin passionné de croire. Ce que l'escroc promet pour demain est si considérable, si merveilleux, qu'il réduit à presque rien ce qu'il empoche aujourd'hui. «Mais comment un tel retour sur investissement serait-il possible ?»objecte malgré tout le sceptique. «Fais-moi confiance», dit l'escroc - ce que l'anglais inscrit dans l'étymologie, con-man («arnaqueur») venant de confidence («confiance»). Il demande à l'autre de le croire comme un enfant, jouant sur le ressort puissant de l'espérance.
Ainsi le roman nous montre-t-il des personnages qui, à répétition, sacrifient le peu de drap qu'ils possèdent à la promesse d'une énorme couette de paradis dans laquelle s'enrouler jusqu'à la fin des temps. Autre vérité melvillienne : l'escroc ne dupe personne aussi bien que ceux qui ont eux-mêmes des penchants à l'escroquerie - et qui espèrent, dans un jeu dont ils sentent bien les failles morales, trouver une «opportunité». Or l'opportunité - le kairos des Grecs -, c'est ce qui se présente un bref instant et qu'il faut savoir saisir. L'opportunité qu'on vient agiter devant vous porterait plutôt, en français courant, le nom d'«appât».
Si l'Escroc… de Melville est une fiction, le danger qu'il symbolise - bien réel - est celui d'une perversion moderne de la foi en une impérieuse «confiance» qui a ses idoles, ses prêtres, ses blasphèmes et ses excommunications. Les déplorations de plus en plus stridentes d'une «défiance» contemporaine présentée comme anormale sont l'indice de sa prétention à s'ériger en absolu, marginalisant voire criminalisant le doute. Peut-on échapper à l'escroquerie ? C'est difficile, car il faudrait, pour en être sûr, renoncer à être humain et à espérer, en l'autre comme en l'avenir. Il n'est pas évident de s'arracher aux lendemains rêvés, pour considérer objectivement ce que l'on a - ou, en l'occurrence, que l'on n'a pas - entre les mains.
Sans doute peut-on d’abord se souvenir que, si la confiance est un besoin, elle n’est pas pour autant un devoir ; elle n’exclut pas la vigilance de celui qui la donne, en droit d’attendre la transparence de celui qui la reçoit. L’escroc melvillien, lui, allie les perspectives les plus lumineuses à l’inscrutable obscurité des détails (où le diable aime à se loger). Lui résister suppose avant tout de maintenir un certain rapport au langage, exigeant lisibilité et précision - discipline familière à des professeurs qui, s’ils devaient céder à d’infantilisants arguments d’autorité et renoncer à concevoir clairement, perdraient tout droit au titre de pédagogues. Ce que montre le roman, à travers l’anecdote d’Aster de Chine, honnête ouvrier victime du mirage de gains mirifiques, c’est que refuser est aussi une opportunité à saisir au bon moment, c’est-à-dire au début ; une fois les nouveaux rouages mis en mouvement, elle peut très bien ne plus jamais se présenter (ce que l’escroc sait bien). La «confiance», selon Melville, c’est le néant qui, en une joyeuse mascarade, se fait passer pour l’être. Ainsi, le travail de l’écrivain, dans un monde qui se paye de mots, consiste à révéler les contours du rien.
Marc Midan est l'auteur d'un essai : le Démon de l'allusion. Figures miltoniennes dans l'Escroc de Melville, éditions Rue d'Ulm.