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TRIBUNE

«The L Word» : retour de femmes

La série a marqué un changement fondamental dans la représentation des lesbiennes. Ses principales héroïnes reviennent avec un casting nouvelle génération.
De g. à dr. : les actrices Rosanny Zayas, Leo Sheng, Arienne Mandi et Jacqueline Toboni dans la série "The L Word : Generation Q". (Photo Jennifer Clasen. 2019 Showtime Networks Inc. )
publié le 26 décembre 2019 à 18h01

Tribune. Emotion indescriptible des fans que nous avons été dans les années 2004-2009 de The L Word : la série culte au casting 100 % lesbien revient sur Canal + avec ses principales héroïnes, accompagnées d'une toute nouvelle génération. Depuis le 9 décembre, on peut retrouver, une décennie après leur avoir fait nos adieux, la super classe Bette (Jennifer Beals), la médiatique et loufoque Alice (Leisha Hailey) et la tombeuse Shane (Katherine Moenning) - dont le retour à Los Angeles (LA), après dix ans d'absence, est le prétexte narratif à ces retrouvailles. La nouvelle série nous fait voir à quel point les choses ont changé… ou pas - en sus du plaisir de revoir des personnages auxquels nous étions tous attachés, et je laisse la phrase au masculin, car la série eut de nombreux fans des deux sexes et de toutes sexualités. Je me rappelle en avoir parlé régulièrement avec le regretté Ruwen Ogien, qui adorait, même si, comme moi, il avait des doutes sur les dernières saisons. A la vision des premiers épisodes de The L Word : Generation Q, on comprend à quel point ce retour était nécessaire. La série impose à nouveau le monopole lesbien et, seconde marque de fabrique, le sexe cru : la première scène du premier épisode, avec cunnilingus et sang des règles à l'image, affiche à la fois l'héritage (on est bien dans The L Word) et franchit un pas supplémentaire. Des choses sont montrables aujourd'hui qui ne l'étaient pas en 2009. Il fallait aussi à la série de nouveaux personnages plus diversifiés pour ces nouvelles générations : Finley, Micah (Leo Sheng, un vrai transgenre d'origine chinoise), Sophie, une Dominicaine de New York, etc. : tout le spectre du LGBTQ est représenté.

Avant The L Word, il y avait eu quelques baisers et scènes cultes : dans Buffy, Friends, Ally McBeal. Il fallut attendre The Wire et le personnage de Kima Greggs pour une héroïne solide - lesbienne et black. Mais même après, malgré les progrès de la représentation des gays à l'écran, on a essentiellement eu droit à la (ou les) lesbienne·s de service, perdue·s dans un casting ou une histoire hétéro. Il faut se rappeler le choc, mêlé d'admiration, d'attachement et d'agacement, éprouvé à l'arrivée de The L Word. La série marquait un changement fondamental dans la représentation des lesbiennes : par un groupe de femmes insolemment intelligentes, belles, riches même, dont l'image combattait sans honte les stéréotypes de la lesbienne en souffrance ou marginale. Ces femmes avaient des conversations désopilantes, sortaient et s'amusaient, couchaient énormément, rompaient et trompaient, vivaient de coups d'un soir, de liaisons durables et d'amitiés intenses. Elles nous initiaient, par leur forme de vie à l'écran - car c'était bien notre écran de télévision à l'époque qui nous la mettait sous le nez chaque semaine, cette vie collective d'une force redoutable, imposant sa «normalité» et sa réalité en multipliant les profils et styles de personnages, tous plus ou moins gays.

The L Word n'est pas la première série de groupe (il y eut avant elle, Friends et Sex and the City), mais c'est la première qui utilisa à ce degré le potentiel d'un large ensemble de femmes (près d'une trentaine au total, connectées par des liens forts et faibles, de travail, d'amitié, de cohabitation et de rencontres) dont l'extension en cercles concentriques autour du noyau des héroïnes couvrait la surface d'une ville emblématique, Los Angeles, leur terrain de jeu et bientôt d'activisme politique.

Le talent de The L Word fut d'être à la fois un révélateur et une éducation pour un public large, bien au-delà de sa «cible». Bien sûr, c'est une série de référence pour les lesbiennes, la seule même. The L Word, loin de tout discours identitaire, a ainsi pu dépeindre des expériences différentes et individuelles au sein d'une communauté lesbienne et multiraciale (enfin, pas assez, malgré la superbe présence de Pam Grier). Par là, la fiction a non seulement représenté la communauté lesbienne, mais elle l'a aussi construite. Ilene Chaiken, créatrice de la série originale et productrice exécutive du reboot, a raconté sa surprise et sa déception quand elle a constaté que le vide laissé par The L Word en 2009 n'avait pas été comblé en dix ans. Elle imaginait que la fiction aurait toutes sortes de successeures. Mais non. La série de lesbiennes n'est pas un genre, comme l'est la série de vampires, qui connut toutes sortes de versions au XXIe siècle. The L Word a été une pionnière sans succession ni imitation. Il y a eu sur Netflix l'excellente Orange is the New Black qui, avec ses personnages forts de femmes et son réseau de relations homosexuelles, est certainement la fiction qui s'en approchait le plus. Mais pour le public, la vie dans une prison pour femmes n'est pas vraiment le monde ordinaire. En tout cas, elle n'a pas le glamour du LA de The L Word.

The L Word est unique et culte pour toutes les générations de lesbiennes, notamment les plus jeunes, qui ont grandi avec elle. La nouvelle réalisatrice, Marja-Lewis Ryan, 34 ans, est une fan de toujours, comme d'ailleurs les jeunes actrices de cette Generation Q. Jacqueline Toboni, qui y joue la toute jeune lesbienne Sarah Finley («Finley» pour les amies), déclare avoir été sidérée de retrouver sur le plateau les stars de ses années de lycée, quand elle «bingeait» le coffret DVD de la première saison. A n'importe quel moment, quelqu'un est en train de revoir The L Word : «Parce qu'il n'y a rien d'autre.»

La série d'origine date d'avant le mariage homosexuel. La «Generation Q» aura donc ses scénarios de fiançailles, mariage, divorce, comme tant d'autres séries. Mais elle aura à affronter, avec sa diversité renouvelée, les questions refoulées de The L Word. La gêne que peut créer la power lesbian Bette en campagne pour devenir la première maire gay de Los Angeles, l'aisance financière de presque toutes les héroïnes… Depuis 2009, les choses ont changé dans le genre, et ce qui est nouveau, ce n'est pas seulement les LGBTQ, le queer, c'est l'intersectionnalité et le croisement de la critique sociale et raciale avec l'inégalité de genre et la défense des sexualités. On peut compter sur l'imagination, l'ambition morale et la radicalité de la série pour ne plus glisser cela sous le tapis.

The L Word : Generation Q (8 épisodes). Sur Canal +, les lundis à 22 h 40.