Un récent attentat antisémite à New York (le deuxième en si peu de temps) vient de recevoir une qualification étrange pour nous, courante aux Etats-Unis (où elle est très connotée), mais très révélatrice et qui peut donner une orientation politique générale. Cet attentat relève de ce que le FBI appelle le «terrorisme intérieur». Etrange expression. Mais pourquoi exactement, et que peut-elle nous rappeler de général ?
Ce que cette expression a de révélateur c’est justement qu’elle semble présupposer que tout terrorisme serait par essence «extérieur», viendrait des «autres», contre un «nous», présumé sans faille. L’expression de terrorisme intérieur vient briser ce partage simpliste du monde. Presque à contrecœur, elle force à reconnaître ce que l’on voudrait peut-être refouler, à ne pas minimiser des actes qui viennent menacer la coexistence civile. Cette expression a donc son efficacité. Mais elle comporte évidemment aussi des risques. Et le premier est évident. Car aux Etats-Unis, cette expression désigne toujours implicitement l’extrême droite raciste et lyncheuse. Et elle peut aussi la masquer. Masquer la violence des idées derrière celle des actes, le «terrorisme» masquant ce qu’il a de si profondément «intérieur».
Une telle expression n'a donc de sens que si on la prend de la façon la plus générale qui soit, si elle vient nous rappeler une vérité tout à fait générale sur laquelle insistent, ou plutôt qui définit ceux que d'une manière non partisane nous appellerons ici les démocrates. Nous appelons en effet «démocrates», pour notre part, tous ceux qui ont le souci de lutter contre les violences intérieures à une société, de ne pas les minimiser ni les rejeter sur les «autres», d'en faire le premier objet d'une lutte politique qui ne se définit, certes, pas par des bons sentiments, puisqu'elle est obsédée par un danger douloureux et intime contre lequel la tâche est toujours à reprendre.
Et bien sûr, il ne s’agira pas seulement des actes extrêmes de terrorisme intérieur, par exemple (mais c’est plus qu’un exemple) raciste. Il y aurait un risque grave à réduire les démocrates à ce seul combat. Certes, ils sont surpris, sidérés, partout dans le monde et aux Etats-Unis, d’avoir sans cesse à y revenir. Attentats antisémites, racisme affiché, murs, déportations et toutes les autres violations envers les réfugiés, il leur faut lutter contre ce qui semblait à tort devenu inimaginable sous cette forme extrême et revendiquée du moins, là-bas comme partout. Et nous le savons bien, en chaque mois de janvier en France, depuis 2015. Mais les extrémités du terrorisme intérieur et du discours qui le légitime ne sont pas des exceptions. Comme extrémités, elles renvoient à des combats plus généraux : tous ceux des démocrates, partout.
Car c'est contre toutes les violences intérieures à une société que les démocrates luttent dans tous les domaines. Ils ne s'opposent d'ailleurs pas en cela aux «républicains» au sens philosophique du terme et visent plutôt à les compléter. Car la République consiste à lutter contre la première des violences : dans l'attribution du pouvoir politique qui ne doit pas se faire par la domination des uns sur les autres mais par la construction d'un cadre commun. Mais justement, dans ce cadre républicain, il faut admettre que persistent encore des violences intérieures, et que le rôle du politique loin de les dénier (ou pire encore de les exacerber) est de les affronter.
L’année 2020 sera-t-elle celle des démocrates ? Non seulement aux Etats-Unis où leur combat sera déterminant mais partout ? On ne dit pas que cela sera simple. Mais disons que les combats seront clairs. Ils mettront au pluriel chacun des mots de la devise républicaine de la France. Les libertés. Les libertés publiques, menacées dans les régimes non démocratiques, et même fragilisées dans nos démocraties. Ne cédons pas sur elles : elles ne sont pas seulement menacées par la violence intérieure, elles en sont le remède. Les égalités. Car il y a une violence intérieure extrême dans les inégalités extrêmes de l’époque. Le combat sera celui du retour de la solidarité, non seulement pour l’avenir, de la planète ou de nos vies, mais dès maintenant avec le sentiment que des liens reviennent, soutenus par des lois, des moyens, des biens. Et les fraternités, que la violence intérieure les menace toujours (le fratricide). Ici revient le plus étrange sens du mot «démocrate» : lorsqu’il est appliqué à une personne, comme une vertu. C’est un «vrai démocrate», disons-nous alors. Celui qui non seulement respecte les règles et la République mais connaît les bienfaits et les dangers des divisions intimes. Transforme les dangers en bienfaits, par l’écoute et la prise en compte réelle, les actes. Par exemple : ce que demandent les admirables «Sardines» italiennes, qui appellent d’abord à ne plus s’insulter, sachant à quels crimes intérieurs conduisent les sarcasmes des railleurs.
C’est pourquoi être démocrate est la condition de tout le reste. Il y a plus d’un vœu à faire en ce 3 janvier mais peut-être celui qui les résume et qui n’a rien de «pieux» est le plus simple : c’est qu’elle soit, enfin, l’année des démocrates.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.