Tribune. En octobre puis décembre, les deux chambres du Congrès des Etats-Unis ont voté des résolutions reconnaissant le génocide des Arméniens, perpétré en 1915 par l’Empire ottoman et farouchement nié par la Turquie, héritière de ce dernier. Ces votes furent immédiatement qualifiés, à juste titre, d’historiques dans un pays où les autorités fédérales sont particulièrement ambivalentes sur la question. Celui de la Chambre des représentants, le 29 octobre, n’était pas le premier en son genre (des résolutions affirmant la réalité du génocide y avaient déjà été votées par le passé), mais il fut adopté à une majorité écrasante (405 voix pour, 11 contre, trois abstentions). Celui du Sénat était en revanche inédit et, bien que bloquée à trois reprises en novembre et décembre par des sénateurs républicains, la résolution fut finalement adoptée à l’unanimité le 12 décembre.
Historiques et remarquables, fruits d'efforts considérables des organisations arméno-américaines et de leurs alliés, ces votes n'en demeurent pas moins symboliques, et il est difficile d'affirmer à ce stade qu'ils mettent un terme à des décennies de tergiversations des autorités américaines sur la question. En effet, les deux résolutions, dites simple resolutions en anglais, ne sont pas contraignantes et visent uniquement à affirmer l'opinion du Congrès sur le sujet. C'est déjà considérable (comme le prouve l'opposition véhémente d'Ankara) mais n'infléchit en rien la position officielle de l'exécutif, qui a réaffirmé après le vote du Sénat, par la voix du porte-parole du département d'Etat, que ses positions n'avaient pas varié et demeuraient celles exprimées par le président Trump dans une déclaration publiée en avril. Il avait alors, comme ses prédécesseurs avant lui, évité d'employer le terme génocide et parlé d'«atrocités de masse».
Sérieusement établi
Cette ligne ambiguë de l’exécutif, qui ne nie pas ouvertement le génocide mais refuse de le nommer comme tel, est établie de longue date et a longtemps été relayée, plus ou moins directement, par le Congrès, et c’est pour cela que les votes d’octobre et décembre peuvent être qualifiés d’historiques. Elle s’explique avant tout par le lobbying actif et multiforme de la Turquie et par le refus de l’exécutif (et de nombre de législateurs) de froisser cette dernière, alliée de l’Otan et moyen-orientale, dont l’importance géostratégique pendant et après la guerre froide n’a jamais été remise en cause outre-Atlantique. Toutefois, si les Etats-Unis tergiversent depuis si longtemps à reconnaître un génocide sérieusement établi par la recherche académique et largement reconnu au niveau international – la France, par exemple, s’est positionnée clairement en 2001 –, c’est aussi parce que, au-delà de la géopolitique, la reconnaissance des pages sombres de l’histoire peut poser question dans un pays qui s’est bâti, pour partie, sur l’élimination des populations amérindiennes et sur la mise en esclavage puis la ségrégation (dans le Sud, jusqu’en 1964) des populations africaines-américaines.
Ce rapport difficile des Etats-Unis à l'histoire est d'ailleurs régulièrement rappelé à qui veut l'entendre par les autorités turques ou, sans les comparer avec ces dernières ni entre eux, par des opposants américains à la reconnaissance du génocide de 1915. Ainsi, suite au vote du Sénat de décembre 2019, le président turc Erdogan a menacé de reconnaître à son tour un génocide des Amérindiens. Sur une note très différente, mais mobilisant la même thématique, l'élue démocrate du Minnesota, Ilhan Omar, a choisi de s'abstenir lors du vote de la Chambre d'octobre 2019, expliquant qu'elle ne niait pas le génocide des Arméniens mais qu'une véritable reconnaissance des génocides et violences de masse devait également inclure ceux commis par les États-Unis. Ce faisant, elle emboîtait le pas au représentant africain-américain de l'État de New York Gregory Meeks qui justifiait en 2007 son refus de soutenir une résolution de reconnaissance en expliquant : « Nous avons nous-mêmes échoué à faire ce que nous demandons à d'autres peuples de faire… Il nous faut [avant tout autre chose] "balayer devant notre propre porte". »
Mémoire des nations
Sur d'autres bases et pour d'autres motifs, on peut aussi citer, plus loin dans le temps, l'opposition farouche à toute reconnaissance du génocide arménien du sénateur Robert Byrd, démocrate de Virginie Occidentale, ancien du Ku Klux Klan. Au même titre qu'il tenta de bloquer au Sénat la loi sur les droits civiques de 1964 en utilisant l'obstruction parlementaire (ou «flibuste», qui consiste ici à prononcer d'interminables discours pour paralyser les débats), il bloqua, presque à lui seul, en 1990, une résolution sénatoriale affirmant la réalité du génocide de 1915, en argumentant notamment que le Congrès ne devait pas «déterminer ce qui était un génocide et ce qui ne l'était pas, et quelle race (sic) de quelle nation avait commis aujourd'hui ou dans un passé lointain ce crime inexplicablement horrible de génocide».
Le génocide des Arméniens et sa reconnaissance par les Etats-Unis (ainsi que, probablement, par les pays qui hésitent encore à se prononcer formellement, comme le Royaume-Uni, Israël et l’Australie) soulèvent donc des questions d’ordre politique et géopolitique, mais interroge également le rapport au passé et à la mémoire des nations. Il place celles-ci face à leur propre histoire et à la manière dont elles en gèrent les échos contemporains. Dans le cas des Etats-Unis, on comprend bien qu’il est malaisé de reconnaître un génocide qui s’est déroulé dans des contrées lointaines, alors que l’Etat fédéral, tous bords et périodes confondus, ne reconnaît officiellement ni génocide ni crime contre l’humanité s’agissant du traitement des Amérindiens ou des Africains-Américains, et que la question des responsabilités et des réparations qui pourraient en découler revient timidement mais régulièrement dans les débats.