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Blog «Humeurs noires»

Australie, l'avant-garde de la fin du monde

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Près de 500 millions d’animaux ont péri dans les incendies qui ont ravagé le sud-est de l’Australie, tuant 24 personnes et causant des dégâts matériels considérables. Des images apocalyptiques et insoutenables pour l'historien Arthur-Louis Cingualte.
© Georges Kourounis / www.furiousherat.com
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publié le 5 janvier 2020 à 19h21
(mis à jour le 6 janvier 2020 à 7h53)

Par Arthur-Louis Cingualte*

Le constat n'est pas difficile à faire. Le 20e siècle, comme aucun autre siècle avant lui, a massivement déplacé les animaux de leurs retraites paradisiaques pour les installer au front de toutes les avant-gardes les moins artistiques de la modernité. Matières premières inépuisables de la grande consommation, pionniers de l'espace pour lesquels on n'envisage jamais la moindre mission de secours, cobayes trépanés sur le dos desquels ont fait pousser des oreilles, ou encore sujets de divertissement et d'abrutissement, devant la destruction toujours plus intensive de leur environnement naturel, les animaux, aujourd'hui, s'ils veulent vivre, n'ont que deux uniques alternatives : la peluchisation (cette forme de domestication qui les chosifie horriblement) ou l'incarcération (élevages, zoos). Le destin que l'homme leur propose n'a jamais été aussi sinistre.

Anthropocène augmenté par le pyrocène, c’est à peine 2020 et c’est déjà la fin pour eux. Comme en témoigne le chiffre ahurissant de 500 millions d’animaux tués par les incendies qui ravagent l’Australie communiqués par les associations animales, Ils sont dorénavant à l’avant-garde de la fin du monde.

Le charnier de l’une des faunes les plus attachantes de la planète, voilà sur quoi nous sommes invités à « marcher » pour entrer dans la nouvelle décennie. Une fortune s’est faite sur le dos des adorables koalas et des incomparables kangourous, mais aucun pays n’enverra ses soldats du feu les soustraire aux flammes. C’est toujours la même histoire : pour les autorités, ce qui est sauvage est toujours un peu répugnant.

Un demi-milliard d’êtres tués – c’est, pour l’esprit, à peine concevable. Alors, pour se faire à cette atroce réalité et tenter de l’atténuer un peu (comment ne pas faire autrement ?), on se refait la scène, on imagine le feu ronger le bush, escalader les arbres jusqu’à la canopée, gagner les zones humides sans peine, cuire tout ce qui se trouve dans le sol et enfumer le ciel de volutes toxiques ; on imagine les animaux pas encore tout à fait cernés, le vent favorable et nombre de possibilités pour échapper au grand brasier. Mais devant l’ampleur de la catastrophe, fuir signifierait forcément rejoindre le béton de la ville par la grande route et oublier cette nature qui finira désolée et ne sera plus un havre de paix. Qu’ils survivent ou pas, leur monde, de toute façon, est fini. Alors que faire ? Assister à son agonie ou mourir avec lui ? C’est horrible mais c’est à se demander si le demi-milliard d’animaux australiens n’a pas préféré s’abandonner à l’incendie plutôt que d’y survivre. Tous les corps calcinés qu’on découvre en photo n’affectent pas cette gestuelle horrifiée qu’on remarque chez les romains de Pompéi. Imperturbables petits bouddhas ils ont l’air résignés, parfaitement détachés.

« Tout le monde craint la mort, moi c’est ma vie obstinée qui me fait peur. » écrivait Sadeg Hedayat dans « Enterré Vivant ». C’est certain, dans son eucalyptus, le koala a dû se faire la même réflexion.

*Historien de l'art, Arthur-Louis Cingualte contribue depuis quelques années à diverses revues consacrées au cinéma et à l'image plus généralement (la Septième Obsession, Sédition, le blog des éditions du Feu Sacré), cette année 2018 il prépare deux livres dont l'un consacré à Nick cave & The Bad Seeds