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Libération
Chronique «La cité des livres»

Le livre et les présidents

Chronique «La cité des livres»dossier
De Gaulle et son goût pour les grands auteurs de l’histoire littéraire, Macron s’abreuvant de philosophie et de poésie, Mitterrand le collectionneur, Sarkozy le boulimique : escapade dans la bibliothèque des chefs de l’Etat de la Ve.
publié le 7 janvier 2020 à 18h06

Le plus cultivé ? Georges Pompidou, à coup sûr, ce qui surprendra peut-être ceux qui voient en lui l'homme rond et de bon sens, le natif de Montboudif au cœur du Cantal, tout de bonhomie et de simplicité. Fils d'instituteur, «normalien sachant écrire», agrégé de lettres, auteur d'une Anthologie de la poésie française, fort classique en apparence mais où l'on distingue des trouvailles, des poètes oubliés ou, dans l'œuvre des plus grands, des sonnets négligés, des vers incongrus, Pompidou a vécu dans les livres. Questionné sur le suicide d'une professeure, Gabrielle Russier, coupable de relations amoureuses avec un de ses élèves, il répond par une citation d'Eluard prononcée tout naturellement.

Etienne de Montety a eu la bonne idée de réunir une pléiade d'auteurs chargés de portraiturer les présidents de la Ve à travers le prisme révélateur… de leur bibliothèque. Ainsi apparaît au grand jour, en fouillant les rayons, le visage moins connu de ceux qui ont gouverné la France. Les auteurs sont proches de leur modèle et n'évitent pas la bienveillance de principe ni l'admiration obligatoire. Mais on y découvre beaucoup de choses, notamment ce lien charnel à l'écrit qui est, dit-on, la marque de la classe politique française (avec un soupçon de parti pris cocardier, quand on pense à Churchill, écrivain à succès dès sa jeunesse, à Lénine, rat de bibliothèque, à Kennedy auteur de best-sellers, ou à la culture impeccable des Premiers ministres britanniques, Boris Johnson compris).
Héritage enfui d'un goût littéraire qui fut l'apanage des grands anciens, Thiers, Guizot, Herriot, Jaurès ou Blum ? Erreur : les plus jeunes, Sarkozy, Hollande ou Macron, puisent dans les livres leurs raisons d'agir. Minutieux, systématique, Sarkozy, le moins diplômé, comble sans cesse, en lecteur boulimique, ses lacunes aujourd'hui bien rétrécies par un labeur acharné, partageant avec son entourage des découvertes incessantes, décidé comme toujours à convaincre des proches d'entrer dans ses vues, en littérature comme en politique.

Hollande, qu'on pense parfois nourri exclusivement de traités économiques ou politiques, s'abîme régulièrement dans les livres d'histoire les plus pointus, parcourant les époques avec passion et même frénésie, dès lors incollable sur les précédents anciens qui alimentent sa vision politique.
Macron féru de philosophie, de théâtre et de poésie, lit tout autant, et explique peut-être le plus clairement comment la fréquentation des auteurs est l'auxiliaire décisif de l'exercice du pouvoir, qui alimente réflexions et discours, qui parle aussi bien aux électeurs-lecteurs qu'à ceux qui se reprochent en silence de ne pas l'être.
Le Général, élevé pour ainsi dire dans une bibliothèque, auteur lui-même, «l'un des grands écrivains latins en langue française», selon le mot de Lacouture, voue une admiration sans bornes aux écrivains, plutôt les grands de l'histoire littéraire, lui qui devient à 50 ans monument historique et dialogue en silence avec ses alter ego de la littérature. De César, de Salluste ou de Cicéron, il tire le goût des longues périodes au rythme ternaire et des formules fulgurantes qu'il manie lui-même avec brio et cruauté. De Pétain : «La vieillesse est un naufrage.» D'Albert Lebrun, président effacé de la IIIe : «Pour être un chef d'Etat, il lui manquait deux choses : qu'il fût un chef, qu'il y eût un Etat.»
Giscard le polytechnicien donne, après 1981, un classique des mémoires politiques, le Pouvoir et la Vie, clair et brillant, truffé de tableaux vivants et d'anecdotes drolatiques. Il s'essaie au roman malgré les quolibets, compose une uchronie napoléonienne de bonne facture et plaide à Apostrophes pour Maupassant, qu'on place parfois au second rang des classiques, mais dont il révère la langue souple et précise, toute de limpidité subtile. Il en tire aussi le sens des formules lapidaires qui ont tant fait pour son ascension, du «Oui, mais…» de gaulliste dissident, au destructeur «M. Mitterrand, vous n'avez pas le monopole du cœur !» qui lui a sans doute ouvert les portes de l'Elysée.
Mitterrand, justement, nanti d'un style un peu léché, mais orateur redoutable dans l'épigramme et l'émotion, a regretté toute sa vie de n'avoir pas été écrivain. Il court sans cesse les librairies, collectionne les éditions rares, adule les auteurs de droite, mais connaît son Jaurès ou son Clemenceau sur le bout des doigts. Il domine son parti par sa culture, et la vie politique par son acharnement stendhalien, «personnage de roman», disait Mauriac, avec qui il polémique sans complexe, le traitant même «d'écrivain régional».
Aucun ne peut sortir, voyager ou s'endormir sans un livre, parfois plusieurs, qu'ils possèdent souvent en double, une édition prestigieuse pour la bibliothèque, une autre de poche pour l'usage courant, qu'ils cornent, pétrissent, annotent et soulignent à loisir.
Le Général en lit trois par semaine, qu'il présélectionne selon une technique éprouvée, lisant d'abord la table des matières, le début des chapitres et la conclusion avant de se décider et de plonger dans une lecture quasi religieuse.
Sarkozy avale les volumes en amateur pressé, favorisé par son hypermnésie, capable d'en garder le suc sans jamais rien oublier. Pompidou s'appuie sur son vaste bagage classique pour découvrir les auteurs les plus modernes, amateur érudit de toutes les inventions langagières, qu'il juge en critique littéraire sûr et sévère.
Reste le plus mystérieux, Jacques Chirac, qui affecte de n'aimer que les romans policiers faciles, d'OSS 117 à SAS, mais cultive un exotique jardin secret qui n'apparaît que par éclairs. «Certains lisent Playboy caché dans un pesant rapport, disait Françoise Giroud, avec Chirac, c'est le contraire.» Le drogué de l'action devient au fil des ans l'un des meilleurs spécialistes français de la littérature orientale, plaçant tel roman chinois à l'égal du Don Quichotte ou de Guerre et Paix, philosophant à ses heures sur l'arrogance autocentrée de la culture occidentale, qu'il met à distance en s'abreuvant aux sources de la sagesse asiatique ou des «arts premiers» qui sont sa vraie passion.
On affecte désormais de tenir en mépris les hommes politiques, qu'on juge médiocres, nourris d'égoïste ambition et de manœuvres de bas étage. Cette escapade dans les bibliothèques des présidents montre, s'il en était besoin, qu'il n'y a rien de plus faux.