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Comprendre la colère face à la vie chère

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Entretien avec Vincent Bonnecase, chercheur au CNRS at auteur de Les prix de la colère. Une histoire de la vie chère au Burkina Faso, Paris, Éditions de l’EHESS, 2019.Aujourd’hui, les prix ont une part importante dans la colère populaire, telle qu’elle est exprimée à travers le monde. On le voit à travers les mouvements sociaux qui se sont multipliés au cours de ces dix dernières années face à l’augmentation du cours de biens de consommation, en Afrique, au Proche-Orient, en Amérique latine,
Un entrepôt de riz pillé à Ouagadougou en 2014 (photo V. Bonnecase, avec Moumouni Lemba, 2015).
publié le 9 janvier 2020 à 9h57

Entretien avec Vincent Bonnecase, chercheur au CNRS at auteur de Les prix de la colère. Une histoire de la vie chère au Burkina Faso, Paris, Éditions de l'EHESS, 2019.

Aujourd’hui, les prix ont une part importante dans la colère populaire, telle qu’elle est exprimée à travers le monde. On le voit à travers les mouvements sociaux qui se sont multipliés au cours de ces dix dernières années face à l’augmentation du cours de biens de consommation, en Afrique, au Proche-Orient, en Amérique latine, mais aussi dans une moindre mesure en Europe – ne serait-ce qu’à considérer, en France, les premières manifestations des Gilets jaunes, parties de l’augmentation du prix des carburants. Mais on l’observe également à travers les discussions et les pratiques quotidiennes dans de nombreux pays où ce qu’on appelle « la vie chère » est une manière récurrente d’exprimer ce qui n’est pas juste dans la vie de tous les jours. C’est cette place grandissante des prix dans la colère sociale que j’étudie dans ce livre à partir du cas du Burkina Faso, tout en proposant des éléments de réflexion sur un phénomène beaucoup plus général à travers le monde.

Comment analyser une colère à dimension économique ?

Pour comprendre cette colère face à la vie chère, plusieurs pistes sont possibles. La première consiste à l’expliquer par l’évolution des prix elle-même, en particulier ceux des hydrocarbures et des céréales qui ont connu des fluctuations marquées depuis le début du xxie siècle. Ce phénomène, qui n’est pas prpêtès de s’arrêter dans un contexte de raréfaction de matières premières et de fragilisation de l’environnement, est essentiel à considérer mais ne saurait tout expliquer : des historiens ont très bien montré qu’il n’y avait pas de rapport mécanique entre les difficultés matérielles et la révolte sociale, comme si l’on se révoltait au-delà d’un certain seuil de souffrance – si un tel présupposé était avéré, on pourrait bien plus souvent se demander non pas pourquoi on se révolte, mais pourquoi on ne se révolte pas. Une deuxième piste consiste à s’interroger sur les ressources politiques dont disposent des populations pour manifester leur colère : sachant que les associations de consommateurs et les collectifs face à la vie chère ont pris une part active à la contestation politique dans un certain nombre de pays africains dans ces dernières années, cela aide à comprendre pourquoi les prix y ont pris une place grandissante. Mais là encore, cette piste, classique en sociologie des mobilisations, n’aide pas à comprendre l’émergence même de cette colère, si l’on considère qu’on a eu le plus souvent affaire à des mouvements qui, au départ, se situaient en dehors des cadres organisationnels les plus attendus de la contestation politique, tels que les partis d’opposition, les syndicats ou les associations.

Une troisième piste consiste à questionner les représentations populaires de l'économie, elles-mêmes traversées par des conceptions du juste ou de l'injuste – ce que des historiens et des politistes ont appelé l'économie morale. C'est cette piste là que je privilégie dans mon ouvrage dont l'idée centrale peut être ainsi résumée : la place importante des prix dans le mécontentement traduit un rapport subjectif à l'injustice, lui-même sous-tendu par le fait que les prix sont perçus, non pas seulement comme une réalité économique abstraite, mais aussi comme un biais extrêmement concret de gouvernement. Au Burkina Faso, une expression répandue est à ce titre très parlante : elle consiste à dire des prix, non pas qu'ils augmentent, mais qu'ils sont « augmentés », comme si personne ne pouvait sérieusement croire en l'existence d'un marché abstrait, qui serait le lieu de rencontre de l'offre et de la demande en vertu desquelles les prix seraient les sujets de leur propre évolution.

Considérer le mécontentement ordinaire aux côtés des mobilisations sociales

En suivant cette piste, j’ai mené pendant plusieurs années des entretiens dans des quartiers populaires de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso, les deux principales villes du pays, dont le fil directeur était le suivant : demander aux personnes que j’interrogeais comment ça va, pour réfléchir à la manière, socialement et historiquement située, d’exprimer que ça ne va pas. Cela m’a permis montrer l’importance des prix dans l’expression du « ça va pas » ordinaire, mais aussi que ces derniers s’incarnaient dans des objets précis, qui n’étaient pas forcément les mêmes d’une personne à l’autre : les femmes se référaient par exemple davantage que les hommes aux prix des condiments qui permettent de varier la préparation des repas au quotidien, tandis que les musulmans invoquaient plus que les chrétiens celui du sucre que l’on distribue à la rupture du jeûne durant le mois de ramadan. Cela montre que la colère ressentie face à l’augmentation des prix ne saurait simplement s’expliquer par la valeur objective des objets rendus plus difficiles d’accès : cette colère engage aussi des représentations de soi et de la valeur subjective qu’on revêt au sein d’un espace social.
Cette enquête m’a aussi permis de montrer que les objets les plus récurrents d’une colère à l’autre, au final assez peu nombreux dans une société ouest-africaine où les biens de consommation courante sont bien moins nombreux que dans les sociétés européennes, s’inscrivaient dans des réseaux de distribution assez bien connus par les populations : n’importe quelle personne de plus de quinze ans, à Ouagadougou, connaîtra le nom des principaux grossistes ou importateurs des biens qu’elle consomme au quotidien. Ces grands commerçants, presque toujours liés par des liens informels à l’État, sont perçus comme des personnes de pouvoir, au même titre que peuvent l’être les ministres ou le président. Cela induit un rapport très personnalisé à ce que l’on appellerait de manière plus abstraite « les marchés » ou le « capitalisme » en France, pour désigner ces instances qui, sans passer par des processus de désignation démocratique, n’en ont pas moins une emprise très forte sur notre vie de tous les jours. Cela explique également la forte imputation de responsabilité aux augmentations des prix, communément attribuées à un « gouvernement » dans lequel on engobe à la fois l’État et les grands commerçants.
Pareille démarche invite plus largement à s’interroger sur les formes discrètes et quotidiennes de la colère, aux côtés de leurs manifestations éruptives. Le plus souvent, ce qu’on appelle « la colère » dans les journaux mais aussi en sciences sociales, ce sont des gens qui manifestent, qui cassent ou qui pillent, comme si seules des actions collectives étaient à même d’objectiver un tel sentiment politique. Or, il existe aussi des colères qui ne mobilisent pas (ou pas encore) : les prendre en considération est essentiel si l’on veut comprendre l’émergence des révoltes sociales, lesquelles s’ancrent nécessairement dans des préoccupations partagées de la vie de tous les jours. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas révolte qu’il n’y a pas colère, et c’est souvent un regroupement imprévisible d’aléas qui font brusquement passer de l’une à l’autre.

L’articulation du pouvoir et de la contestation à l’heure du néolibéralisme

Reste à considérer le fait que les prix ont aujourd’hui ont une place importante, au Burkina Faso comme dans d’autres pays, non seulement dans la colère sociale mais aussi dans sa gestion politique : il arrive ainsi souvent qu’un gouvernement s’attache à atténuer des tensions sociales en modifiant la réglementation des prix, en adoptant des mesures de défiscalisation ou en procédant à des arrangement informels avec des grands commerçants priés de réduire provisoirement leurs marges bénéficiaires pour faire face à une situation de crise politique. Cela amène à questionner cette articulation entre les pratiques de contestation et l’exercice du pouvoir, articulation à laquelle on s’intéresse tout particulièrement quand on envisage, à la manière de certains philosophes, la domination sous l’angle de l’hégémonie.
Une telle articulation n’a pas toujours été de mise au Burkina Faso. Sous la période de la colonisation comme au moment des indépendances, les prix appartenaient à une grammaire du pouvoir bien plus que de la contestation : des années 1930 aux années 1990, des gouvernements successifs se sont ainsi attachés à agir sur les prix face à une demande sociale qui, en tout cas dans les villes, s’exprimait davantage autour d’une redistribution moins inégalitaire des revenus et du développement de l’emploi salarié. Agir sur les prix a été pour ces gouvernements une manière de ne pas agir sur les revenus dans des contextes où les ressources de l’État était limitées : les antagonismes sociaux portaient en cela, non seulement sur les conditions de vie, mais aussi sur les termes à partir desquels ces conditions devaient être appréhendées. La grande évolution des années 2000 réside dans le basculement des prix du côté de la contestation bruyante, avec les grandes émeutes de 2008 – labellisées « de la faim » par la presse internationale – parties de la rue, des quartiers populaires et des marchés (physiques) : ces émeutes ont amené partis et syndicats à donner à la question des prix une place autrement plus importante dans leurs mobilisations que ce n’était le cas auparavant. Une telle évolution est observable dans de nombreux autres pays même si elle a pu parfois intervenir plus tôt : elle s’imbrique en tout cas étroitement avec l’hégémonie grandissante d’une économie politique néolibérale.
De là on peut tirer deux conclusions qui, en disant la même chose, l’expriment très différemment. La première consiste à dire que cette colère face à la vie chère, aujourd’hui très forte dans bon nombre de pays africains, asiatiques ou latino-américains, traduit une perception assez juste de ce qu’est effectivement l’un des nœuds importants du pouvoir dans le monde néolibéral qui est le nôtre. On pourrait dire que les idées des économistes hétérodoxes, qui invitent à voir dans le marché un espace traversé par des rapports de force où des mains très visibles exercent un pouvoir concret sur des populations, sont sans doute plus communément partagées dans les sociétés africaines qu’elles ne peuvent l’être dans les sociétés européennes, où l’on attend davantage de « l’État » qu’il agisse sur « les marchés », comme si on avait affaire à deux entités extérieures l’une à l’autre : l’idéologie du « libre marché » a, sous cette angle, assez peu fonctionné en Afrique où l’on y croit assez peu. La seconde conclusion consiste à dire qu’en faisant des prix la focale de la colère, on en vient à pas moins, sans forcément le vouloir, à accepter les normes du marché comme biais essentiels du gouvernement et de l’administration de la justice sociale. Certes c’est une réalité, mais une réalité qu’on en vient de fait à valider, comme si l’on renonçait aux autres prismes possibles à partir desquels penser les notions de juste, d’injuste, de bien et de mieux-être. À l’heure où les prix semblent occuper une place croissante dans l’expression de la colère sociale en France, sans pour le moment constituer une cause aussi forte qu’en Afrique, il peut être intéressant d’y réfléchir.

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