Aujourd’hui, les prix ont une part importante dans la colère populaire,
telle qu’elle est exprimée à travers le monde. On le voit à travers les mouvements
sociaux qui se sont multipliés au cours de ces dix dernières années face à
l’augmentation du cours de biens de consommation, en Afrique, au Proche-Orient,
en Amérique latine, mais aussi dans une moindre mesure en Europe – ne serait-ce
qu’à considérer, en France, les premières manifestations des Gilets jaunes,
parties de l’augmentation du prix des carburants. Mais on l’observe également à
travers les discussions et les pratiques quotidiennes dans de nombreux pays où ce
qu’on appelle « la vie chère » est une manière récurrente d’exprimer
ce qui n’est pas juste dans la vie de tous les jours. C’est cette place grandissante
des prix dans la colère sociale que j’étudie dans ce livre à partir du cas du
Burkina Faso, tout en proposant des éléments de réflexion sur un phénomène beaucoup
plus général à travers le monde.
Comment analyser une colère à dimension
économique ?
Pour comprendre cette colère face à la vie chère, plusieurs pistes sont
possibles. La première consiste à l’expliquer par l’évolution des prix
elle-même, en particulier ceux des hydrocarbures et des céréales qui ont connu des
fluctuations marquées depuis le début du xxie
siècle. Ce phénomène, qui n’est pas prpêtès de s’arrêter dans un contexte de
raréfaction de matières premières et de fragilisation de l’environnement, est
essentiel à considérer mais ne saurait tout expliquer : des historiens ont
très bien montré qu’il n’y avait pas de rapport mécanique entre les difficultés
matérielles et la révolte sociale, comme si l’on se révoltait au-delà d’un
certain seuil de souffrance – si un tel présupposé était avéré, on pourrait bien
plus souvent se demander non pas pourquoi on se révolte, mais pourquoi on ne se
révolte pas. Une deuxième piste consiste à s’interroger sur les ressources
politiques dont disposent des populations pour manifester leur colère :
sachant que les associations de consommateurs et les collectifs face à la vie
chère ont pris une part active à la contestation politique dans un certain
nombre de pays africains dans ces dernières années, cela aide à comprendre
pourquoi les prix y ont pris une place grandissante. Mais là encore, cette
piste, classique en sociologie des mobilisations, n’aide pas à comprendre
l’émergence même de cette colère, si l’on considère qu’on a eu le plus souvent
affaire à des mouvements qui, au départ, se situaient en dehors des cadres organisationnels
les plus attendus de la contestation politique, tels que les partis
d’opposition, les syndicats ou les associations.
Une troisième piste consiste à questionner les représentations populaires
de l'économie, elles-mêmes traversées par des conceptions du juste ou de
l'injuste – ce que des historiens et des politistes ont appelé l'économie
morale. C'est cette piste là que je privilégie dans mon ouvrage dont l'idée
centrale peut être ainsi résumée : la place importante des prix dans le
mécontentement traduit un rapport subjectif à l'injustice, lui-même
sous-tendu par le fait que les prix sont perçus, non pas seulement comme une
réalité économique abstraite, mais aussi comme un biais extrêmement concret de
gouvernement. Au Burkina Faso, une expression répandue est à ce titre très parlante :
elle consiste à dire des prix, non pas qu'ils augmentent, mais qu'ils sont
« augmentés », comme si personne ne pouvait sérieusement croire en
l'existence d'un marché abstrait, qui serait le lieu de rencontre de l'offre et
de la demande en vertu desquelles les prix seraient les sujets de leur propre
évolution.
Considérer
le mécontentement ordinaire aux côtés des mobilisations sociales
En suivant cette
piste, j’ai mené pendant plusieurs années des entretiens dans des quartiers
populaires de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso, les deux principales villes du
pays, dont le fil directeur était le suivant : demander aux personnes que
j’interrogeais comment ça va, pour réfléchir à la manière, socialement et
historiquement située, d’exprimer que ça ne va pas. Cela m’a permis montrer l’importance
des prix dans l’expression du « ça va pas » ordinaire, mais aussi que
ces derniers s’incarnaient dans des objets précis, qui n’étaient pas forcément les
mêmes d’une personne à l’autre : les femmes se référaient par exemple
davantage que les hommes aux prix des condiments qui permettent de varier la
préparation des repas au quotidien, tandis que les musulmans invoquaient plus
que les chrétiens celui du sucre que l’on distribue à la rupture du jeûne durant
le mois de ramadan. Cela montre que la colère ressentie face à l’augmentation
des prix ne saurait simplement s’expliquer par la valeur objective des objets
rendus plus difficiles d’accès : cette colère engage aussi des
représentations de soi et de la valeur subjective qu’on revêt au sein d’un
espace social.
Cette enquête m’a aussi
permis de montrer que les objets les plus récurrents d’une colère à l’autre, au
final assez peu nombreux dans une société ouest-africaine où les biens de
consommation courante sont bien moins nombreux que dans les sociétés
européennes, s’inscrivaient dans des réseaux de distribution assez bien connus
par les populations : n’importe quelle personne de plus de quinze ans, à
Ouagadougou, connaîtra le nom des principaux grossistes ou importateurs des
biens qu’elle consomme au quotidien. Ces grands commerçants, presque toujours
liés par des liens informels à l’État, sont perçus comme des personnes de
pouvoir, au même titre que peuvent l’être les ministres ou le président. Cela
induit un rapport très personnalisé à ce que l’on appellerait de manière plus
abstraite « les marchés » ou le « capitalisme » en France, pour
désigner ces instances qui, sans passer par des processus de désignation
démocratique, n’en ont pas moins une emprise très forte sur notre vie de tous
les jours. Cela explique également la forte imputation de responsabilité aux
augmentations des prix, communément attribuées à un « gouvernement »
dans lequel on engobe à la fois l’État et les grands commerçants.
Pareille démarche
invite plus largement à s’interroger sur les formes discrètes et quotidiennes de
la colère, aux côtés de leurs manifestations éruptives. Le plus souvent, ce
qu’on appelle « la colère » dans les journaux mais aussi en sciences
sociales, ce sont des gens qui manifestent, qui cassent ou qui pillent, comme
si seules des actions collectives étaient à même d’objectiver un tel sentiment
politique. Or, il existe aussi des colères qui ne mobilisent pas (ou pas encore) :
les prendre en considération est essentiel si l’on veut comprendre l’émergence
des révoltes sociales, lesquelles s’ancrent nécessairement dans des
préoccupations partagées de la vie de tous les jours. Ce n’est pas parce qu’il
n’y a pas révolte qu’il n’y a pas colère, et c’est souvent un regroupement
imprévisible d’aléas qui font brusquement passer de l’une à l’autre.
L’articulation du pouvoir et de la contestation à l’heure
du néolibéralisme
Reste à considérer le fait que les prix ont aujourd’hui ont une place
importante, au Burkina Faso comme dans d’autres pays, non seulement dans la
colère sociale mais aussi dans sa gestion politique : il arrive ainsi souvent
qu’un gouvernement s’attache à atténuer des tensions sociales en modifiant la
réglementation des prix, en adoptant des mesures de défiscalisation ou en
procédant à des arrangement informels avec des grands commerçants priés de réduire
provisoirement leurs marges bénéficiaires pour faire face à une situation de
crise politique. Cela amène à questionner cette articulation entre les
pratiques de contestation et l’exercice du pouvoir, articulation à laquelle on
s’intéresse tout particulièrement quand on envisage, à la manière de certains
philosophes, la domination sous l’angle de l’hégémonie.
Une telle articulation n’a pas toujours été de mise au Burkina Faso. Sous
la période de la colonisation comme au moment des indépendances, les prix
appartenaient à une grammaire du pouvoir bien plus que de la contestation :
des années 1930 aux années 1990, des gouvernements successifs se sont ainsi
attachés à agir sur les prix face à une demande sociale qui, en tout cas dans
les villes, s’exprimait davantage autour d’une redistribution moins
inégalitaire des revenus et du développement de l’emploi salarié. Agir sur les
prix a été pour ces gouvernements une manière de ne pas agir sur les revenus
dans des contextes où les ressources de l’État était limitées : les
antagonismes sociaux portaient en cela, non seulement sur les conditions de vie,
mais aussi sur les termes à partir desquels ces conditions devaient être
appréhendées. La grande évolution des années 2000 réside dans le basculement
des prix du côté de la contestation bruyante, avec les grandes émeutes de 2008
– labellisées « de la faim » par la presse internationale – parties
de la rue, des quartiers populaires et des marchés (physiques) : ces
émeutes ont amené partis et syndicats à donner à la question des prix une place
autrement plus importante dans leurs mobilisations que ce n’était le cas
auparavant. Une telle évolution est observable dans de nombreux autres pays
même si elle a pu parfois intervenir plus tôt : elle s’imbrique en tout
cas étroitement avec l’hégémonie grandissante d’une économie politique néolibérale.
De là on peut tirer deux conclusions qui, en disant la même chose,
l’expriment très différemment. La première consiste à dire que cette colère
face à la vie chère, aujourd’hui très forte dans bon nombre de pays africains,
asiatiques ou latino-américains, traduit une perception assez juste de ce
qu’est effectivement l’un des nœuds importants du pouvoir dans le monde
néolibéral qui est le nôtre. On pourrait dire que les idées des économistes
hétérodoxes, qui invitent à voir dans le marché un espace traversé par des
rapports de force où des mains très visibles exercent un pouvoir concret sur
des populations, sont sans doute plus communément partagées dans les sociétés
africaines qu’elles ne peuvent l’être dans les sociétés européennes, où l’on
attend davantage de « l’État » qu’il agisse sur « les
marchés », comme si on avait affaire à deux entités extérieures l’une à
l’autre : l’idéologie du « libre marché » a, sous cette angle, assez
peu fonctionné en Afrique où l’on y croit assez peu. La seconde conclusion consiste
à dire qu’en faisant des prix la focale de la colère, on en vient à pas moins,
sans forcément le vouloir, à accepter les normes du marché comme biais
essentiels du gouvernement et de l’administration de la justice sociale. Certes
c’est une réalité, mais une réalité qu’on en vient de fait à valider, comme si
l’on renonçait aux autres prismes possibles à partir desquels penser les
notions de juste, d’injuste, de bien et de mieux-être. À l’heure où les prix
semblent occuper une place croissante dans l’expression de la colère sociale en
France, sans pour le moment constituer une cause aussi forte qu’en Afrique, il
peut être intéressant d’y réfléchir.