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Chronique «Philosophiques»

Vendetta des Globes

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Rien n’aurait pu laisser prédire le palmarès des Golden Globes. Netflix est reparti quasi bredouille : il est bien possible qu’on ait touché les limites de la création assistée par «big data».
publié le 9 janvier 2020 à 17h16

Comme le disait dans son phrasé inimitable Forrest Gump (Tom Hanks), il y a vingt-cinq ans, «la vie, c'est comme une boîte de chocolats : on ne sait jamais sur quoi on va tomber». «You never know what you're gonna get !» c'est aussi la conclusion de la soirée des Golden Globes, où a lieu la rituelle distribution de gâteries par la Hollywood Foreign Press Association (HFPA) aux films et séries de l'année passée : à la différence des boîtes de chocolats d'aujourd'hui, qui souvent proposent un descriptif spoilant le contenu, rien n'aurait pu laisser prédire le palmarès, à quelques exceptions près (Joaquin Phoenix). Les nominations étaient dominées de façon écrasante par Netflix, qui semblait certain de passer à la vitesse supérieure après le succès de Roma en 2019, en balançant deux films, The Irishman (alignant Scorsese, De Niro, Al Pacino et Pesci) et Marriage Story (Baumbach, avec Adam Driver, Scarlett Johansson et Laura Dern) au succès acquis.

Que nenni, malgré leurs qualités, ces films n'ont pas totalement convaincu. Une vieille blague dit qu'il n'y a rien de pire qu'un best-seller qui ne se vend pas. De même on pourrait dire qu'il n'y a rien de pire qu'un blockbuster qu'on ne peut voir en salle, qu'on doit détacher du contexte de cette forme de vie où on se rend ensemble ou seul au cinéma voir un film, jusqu'à la fin du générique - pour en parler en sortant de la salle et à ses amis ensuite, et en rêver la nuit. La puissance de conviction de Roma tenait à son esthétique particulariste et à son intérêt pour un sujet inédit, sous-représenté au cinéma (le care et le personnel domestique). Il ne correspondait pas (seulement), comme les produits Netflix, à une combinaison calculable de traits correspondant à un segment garanti de public. The Irishman rejoue les codes du film de gangsters italiens, Marriage Story du cinéma indépendant new-yorkais sentimental tordu et de la comédie du (non) remariage.

Certes, la culture populaire se nourrit constamment du grand passé de Hollywood et d'autres traditions ; et ces films auront été vus très largement (encore qu'il y ait des doutes sur la capacité des téléspectateurs à rester assis dans leur canapé ou à leur bureau devant The Irishman d'un bout à l'autre). Mais l'accumulation d'éléments cinéphiliques antérieurs (thèmes, auteur et acteurs, comme ce fut le cas pour la série House of Cards, qui synthétisait les cultes A la Maison Blanche, Fincher et Usual Suspects) reste inauthentique et parasitaire, même sous le pilotage d'un Scorsese.

Il est bien possible qu'on ait heurté le plafond de verre de la création assistée par «big data». A moins que la recette des séries Netflix ne soit plus adaptée aux… séries, qui se meuvent dans un espace culturel et démocratique partagé et se répondent les unes aux autres, ne visant pas explicitement le pré carré cinéphilique. Du coup on peut trouver que le désir de punition s'est excessivement déchaîné contre la plateforme - qui s'est trouvée quasi privée de toute distinction alors qu'elle a produit cette année, au milieu de bien des stéréotypes, des chefs-d'œuvre engagés, comme la mini-série féministe Unbelievable ; qui avait la malchance de se trouver face au saisissant Chernobyl mais aurait dû être primée pour ses trois formidables actrices, Toni Collette, Merritt Wever, Kaitlyn Dever, toutes nommées, puis victimes collatérales de la vendetta des Globes. #MeToo moi non plus. On ne peut qu'apprécier alors la seule récompense incontournable pour Netflix, allée à Olivia Colman dans l'extraordinaire saison 3 de The Crown - peut-être la dernière série «classique» et durable qui nous reste (avec This Is Us).

Autre effet collatéral de la vendetta, 1917 s'est retrouvé propulsé meilleur film dans la catégorie drame, son auteur Sam Mendes encourageant vicieusement ses spectateurs à aller voir le film en salle. Vœu pieux, comme celui exprimé à maintes reprises sur la scène des Globes d'être bientôt débarrassé d'un président malfaisant - tragique expression de la vacuité des mots, et d'un certain discours «à causes» devenu inaudible. Patricia Arquette et Michelle Williams y sont allées de leur numéro, bien préparé ; non seulement ces mots sont inutiles dans un univers de guerre civile où rien ne peut convaincre les partisans du Président ; mais ils sonnent creux, de la part d'une classe privilégiée qui (se) donne bonne conscience en invoquant de nobles causes, l'Australie, le climat et le droit des femmes à choisir leur vie - sans avoir jamais, comme l'a cruellement noté l'hôte de la soirée, Ricky Gervais, de contact avec la réalité sociale.

La véritable victoire et vengeance du grand cinéma sur grand écran, ce fut le triomphe de Once Upon a Time… in Hollywood - meilleur film dans la catégorie «comédie» (!), meilleur scénario… La jouissance nostalgique et l'amour de la culture populaire qui meuvent le film de Tarantino sont la meilleure façon d'apprécier ce qui est bien vivant dans le cinéma… et quand même dans les séries, citées dès l'ouverture. Brad Pitt, prix du meilleur «acteur dans un second rôle» faisait un discours de réception pour la première fois. Mieux que toute déclaration engagée, il affirmait la force démocratique du cinéma ; et faisait la démonstration que le second rôle est bien, on le comprend à la vision du film, le premier, le «lead». Par sa consistance morale ordinaire, son amitié intraitable et son humilité charmeuse, Cliff Booth-Brad Pitt représente la réalité indestructible qui nous attache au cinéma. Et comme Tom Hanks, autre immense acteur dont la carrière - qui a fourni au fil des années la grammaire du cinéma grand public («Houston, nous avons un problème») - a été aussi honorée aux Globes, Brad Pitt est à la fois supercélèbre… et sous-estimé. C'est le sort de la culture populaire, et la leçon de ces Globes. La vie, c'est comme une boîte de chocolats…

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.