Les villes sont nos palimpsestes, qui nous sauvent de l'oubli, seuls livres à ciel ouvert que nous puissions effeuiller lentement, couche après couche, pour retrouver dessous quelques restes de nous. Galle, petite ville de la côte sud-ouest du Sri Lanka, a longtemps été le centre de gravité de l'île et de l'océan Indien. Ici, tous les paquebots, tous les corsaires, les vendeurs d'épices, d'esclaves et d'éléphants, tous les missionnaires, les colons, les aventuriers ont un jour fait escale. La position de Ceylan, et en particulier du port de Galle, était si stratégique sur la route de l'Extrême-Orient qu'on ne pouvait en faire l'économie. Les Cinghalais et les Tamouls habitaient l'île depuis des siècles - le royaume d'Anuradhapura ayant été fondé en 377 avant J.-C. - lorsque les premiers commerçants arabes y firent escale au VIIIe siècle. Des explorateurs à la recherche de cannelle et d'aventures ne cessèrent d'y débarquer, comme le grand voyageur Zheng He, chinois, musulman et eunuque. En 1505, une flotte portugaise qui faisait voile vers les Maldives est détournée par les vents et arrive à Galle. Armés d'épées aux fines lames sculptées, les Portugais mettent la main sur la moitié de l'île de Ceylan. Le port de Galle devient central. Des marchands venus du Maroc y débarquent et s'y installent. Fazal, élégant homme d'une soixantaine d'années, allongé comme une tige, les cheveux gris légèrement gominés vers l'arrière et la chemise bleu outremer, est un lointain descendant de ces premières communautés musulmanes. Il est aujourd'hui la mémoire de la ville, dont il traverse les ruelles d'un pas nonchalant. Il nous montre ce qui reste du Fort noir construit par les Portugais en 1589 et de ses cachots humides où s'entassaient les prisonniers. Les esclaves venus du Mozambique soulevèrent des pierres plus grandes que des arbres pour bâtir une première muraille et se défendre contre le royaume cinghalais de l'intérieur des terres. Mais déjà les Hollandais, armés d'épées aux larges pommeaux, reprennent la ville en 1640, détruisant ce minable fort pour en bâtir un plus glorieux, qui ceint aujourd'hui encore l'avancée dans la mer.
Je passe ma main sur les remparts faits d’une pâte de miel et de boue, qui semblent encore de fer, 380 ans plus tard. Cette muraille qu’on imaginerait si friable contint admirablement la grande vague du 26 décembre 2004, sauvant ainsi la vieille ville, quand la nouvelle, quelques kilomètres plus haut, fut entièrement envahie et détruite. Fazal, ce jour-là, vit de l’eau sortir du sol. Il pensa naturellement qu’une canalisation avait sauté ; il partit fêter Noël chez un cousin. Nous prêtons avec lui l’oreille aux vieilles pierres qui nous susurrent leurs histoires de pirates et de geôles hollandaises en forme d’étroites souricières, de missionnaires égarés sous le grand soleil, d’hôpital où s’entassaient les lépreux, reconverti depuis en centre commercial. Les Hollandais développent le commerce d’épices, qu’ils stockent dans un large entrepôt dont la peinture ocre s’écaille à peine, avant de les charger à bord de paquebots en partance pour l’Europe. Les colons tombent comme des mouches, vaincus par la malaria, la chaleur, le typhus. L’église réformée de 1755 garde la trace de ces ombres avalées par les tropiques, leurs tombeaux ornés de têtes de morts et de sabliers sont sculptés à même les allées de l’église, formant un ruban ininterrompu de vies arrachées par les vents des confins.
Mais déjà la flotte britannique, armée cette fois-ci de fusils à silex, débarque dans l'île tant convoitée. Pour la première fois, le royaume cinghalais est entièrement défait. Galle perd alors la partie contre Colombo qui devient le port principal de Ceylan. Les épices s'effacent lentement devant le thé, que Thomas Lipton et ses amis aux dents longues cultivent sur les hauts plateaux du centre pour leur bonheur matutinal et bientôt celui du monde entier. Les Anglais seront finalement chassés et le pays devient indépendant en 1948. Les flux et les métissages n'ont pas cessé pour autant, et l'île est un exemple de syncrétisme faisant cohabiter Cinghalais, Tamouls, musulmans, chrétiens et autres descendants d'Européens ou d'Arabes. «Ce sont les manœuvres politiques qui provoquent des conflits. Nous, on vit très bien ensemble», m'expliquent Kasun et Sampath, l'un bouddhiste et l'autre musulman. Même si cet équilibre peut rapidement tourner à la guerre civile, le sentiment qui émane d'une plongée dans l'île est celle d'une cohabitation heureuse. Les luttes d'influences extérieures, elles, demeurent. L'Inde, depuis la fin de la guerre civile où elle soutenait le front tamoul, poursuit ses pressions politiques. La Chine investit à tour de bras, ici comme ailleurs, rachetant commerces, hôtels et installations. Et les Etats-Unis lorgnent en particulier sur le port de Trincomalee, sur la côte Est, qui ferait une base militaire idéale.
Fazal nous fait passer le porche de l’élégante mosquée qui s’élève face au phare construit par les Anglais. Nos pieds nus glissent sur le sol frais en céramiques blanches et vertes. L’inlassable fournaise fait ici une pause. Une mouette vient se poser sur les marches. Nous écoutons le doux chant du muezzin, et le vaste monde continue inlassablement à tourner autour de nous. (Suite au prochain épisode).
Cette chronique paraît en alternance avec celle de Paul B. Preciado, «Interzone».