Tribune. La Révolution française a fait des émotions populaires une épreuve de vérité. Ce qui est éprouvé dans un lieu ne doit pas être raillé par ceux qui n'ont pas la même «expérience». C'est ce qu'explique le député Cavellier le 19 juin 1792 à l'Assemblée pour parler à Paris de ce qu'éprouvent les Marseillais chez eux lorsque leur adresse est lue devant les législateurs. Dans ce texte, «les hommes libres du Midi» se présentent parfois comme «plusieurs citoyens de la ville de Marseille» parfois comme «le peuple». Il s'agit d'affirmer que la partie peut incarner le tout et que l'épreuve locale peut aussi avoir valeur d'alarme nationale : «La liberté française est en péril, les hommes libres du Midi sont tous levés pour la défendre. Le jour de la colère du peuple est arrivé. Ce peuple qu'on a toujours voulu égorger ou enchaîner, las de parer les coups, à son tour est prêt d'en porter. Ce lion généreux, mais aujourd'hui trop courroucé va sortir de son repos pour s'élancer contre la meute de ses ennemis.»
Après la lecture de l’adresse, les députés se divisent, exprimant un soutien de ces émotions populaires ou leur déniant au contraire toute valeur. Le déni des émotions populaires apparaît comme déni des compétences populaires à évaluer une situation, à en faire expérience.
Peut-être que tout le débat révolutionnaire consiste à débattre de cette place donnée ou non à cette faculté de juger populaire, à légitimer ou non cette compétence sensible du peuple. Elle est celle qui l'autorise à savoir quand il faut résister à l'oppression, quand il sent comme le dit Sieyès le 21 juillet 1789 qu'il est «sous le joug». Il a alors le devoir envers lui-même d'y résister, car un homme n'est pas une bête de somme. On éprouve l'oppression, on éprouve le danger, on éprouve l'alarme, le corps peut se figer ou retrouver son élan, conjurer l'effroi ou rester pétrifié.
Qu’est-ce alors que l’épreuve démocratique ? La capacité à transformer l’alarme en lois protectrices. Par des procédures, de l’écoute, de l’intersubjectivité, des négociations, des arts de traduire, des arts de promouvoir un bien commun et un ethos de la cité en faveur du bien commun. Ce qui s’y déploie est aussi un art de représenter. C’est-à-dire sans doute de se représenter ce que les autres vivent, comment ils vivent et pourquoi ils demandent à mieux vivre. Parfois simplement à vivre.
Représenter dans une cité démocratique suppose ce geste de la part des représentants, un geste qui met en jeu leur sensibilité à la commune humanité, à l'horizon d'égalité, à la pluralité des voix en démocratie. Mais surtout car c'est bien de cela dont il s'agit en démocratie, les représentants doivent être sensibles à la voix de «la classe immense du pauvre». «Les malheureux ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent.» Le petit peuple est celui qui doit être entendu dans sa demande de lois justes et bonnes et ces lois ont vocation à le protéger de l'avidité mortifère des puissants.
La Ve République en France a réinstauré de l'ordre vertical, et accusé le désordre démocratique, celui supposé de la IVe République, de mener à vaux l'eau. Chacun le sait, «coup d'Etat permanent». Mais les institutions ne font pas tout, la question est aussi celle de leur usage, et les grandes émotions populaires de la Ve République n'ont pas toujours été refoulées par la violence comme ont été refoulées les émotions des gilets jaunes, ou par la surdité comme le sont les grévistes qui refusent la réforme des retraites. Dans notre mythologie historique, les accords de Grenelle en 1968 étaient dans la lignée des conquêtes de 1936. Et quand on réécoute Georges Pompidou expliquer leur contenu après le marathon des trente heures de négociation non-stop, le mythe prend une consistance empirique. On négociait avec des syndicats, la base n'était pas toujours d'accord, surtout en mai 1968, mais il y avait bien au bout du compte de nouvelles lois, de nouvelles règles. Et elles étaient plus justes.
Manifester, c'est toujours d'abord manifester ses émotions, ses sentiments, et avoir envie d'être entendu dans ce que ces émotions disent de ce qui ne va pas. Les corps intermédiaires ont servi de filtres au XXe siècle, mais ce ne sont pas les filtres qui font l'écoute, et s'il y a un intérêt à revisiter la Révolution française, c'est pour saisir à l'état naissant, la fonction rêvée d'un bon représentant face aux émotions populaires en démocratie.
Les émotions populaires sont des épreuves démocratiques, car elles disent que quelque chose ne va pas dans la démocratie, mais elles sont aussi le lieu où la démocratie s’éprouve, passe une épreuve dans sa capacité ou non à transmuter les émotions en lois.