Voilà un livre que les gens de gauche - ou les progressistes au sens large - devraient lire en priorité. Comme il décrit le travail de conquête effectué par les différents groupes islamistes dans certaines portions du territoire français, la droite antimusulmane s’est évidemment jetée sur lui pour conforter sa propagande. Dans un ballet bien réglé, il a suscité l’ire d’une certaine extrême gauche islamisante qui a symétriquement crié à l’opération «islamophobe», de manière à occulter les faits qui dérangent ses certitudes.
Or l'ouvrage échappe à ces simplismes militants. Il s'agit d'un travail universitaire dirigé par un professeur de Paris-III, fondé sur plusieurs monographies de terrain effectuées à Argenteuil, Toulouse, ou Molenbeek, ou dans les prisons où sont enfermés des jihadistes. Il raconte ainsi, avec toutes les précisions nécessaires - faits, noms et lieux - comment les «entrepreneurs religieux» ont exploité la crise sociale pour imposer leur conception rétrograde de l'islam dans certaines zones urbaines défavorisées, pour les transformer en «écosystèmes islamistes» séparés de la société républicaine. Contrairement à ce que certains pourraient soupçonner, il prend bien soin de distinguer nettement islam et islamisme «en prenant le contre-pied de ceux, idéologues islamistes et intellectuels identitaires, qui s'accordent, pour des raisons opposées, à les confondre». Il illustre néanmoins les modalités par lesquelles des courants déjà largement implantés au Sud «ont pu subvertir - lentement mais sûrement - territoires, institutions et croyances dans les sociétés du Nord de la Méditerranée».
C’est ainsi qu’est réfuté un sociologisme sommaire qui voudrait voir dans l’expansion de l’islamisme la simple expression d’une détresse sociale, et donc un phénomène de révolte imputable avant tout aux inégalités et discriminations propres à la société française, ce qui justifierait, selon une certaine extrême gauche, des alliances douteuses avec les activistes d’un islamisme obscurantiste et sectaire. Les quartiers pauvres où sont concentrées les populations issues de l’immigration sont évidemment un terrain favorable. Mais l’éclosion de l’islamisme n’a rien de mécanique ou d’automatique. On ne comprend rien à cette affaire si l’on néglige l’action patiente de ces quatre groupes islamistes nés en terre musulmane que sont les Frères musulmans, le Tabligh, les salafistes et les groupuscules jihadistes, concurrents à certains égards, mais d’accord pour rejeter la culture démocratique et les libertés individuelles au profit d’un ordre islamiste qui doit, à leurs yeux, l’emporter sur les conceptions républicaines. L’idéologie «décoloniale», minoritaire mais bruyante, agit dans ce domaine comme un prisme déformant en taxant ces principes démocratiques et laïques de «néocolonialisme» ou de «domination blanche» alors qu’il s’agit d’un attachement universel à la liberté et aux droits humains qu’on voit à l’œuvre sous toutes les latitudes, au nord et au sud, dans les anciens pays colonisateurs comme dans les nations naguère colonisées, comme l’ont montré, les révoltes du «printemps arabe», menées avant tout au nom de la démocratie et des droits humains.
Cette action militante islamiste, souvent inspirée d’exemples étrangers, est multiforme : elle va de l’action sociale ou humanitaire au jour le jour (la «réislamisation par le bas») à l’embrigadement dans des cellules violentes, minorités de la minorité, qui mène la conquête des mosquées stratégiques comme l’ouverture de librairies, de centres culturels, de clubs sportifs, de cycles de conférences et la mise en ligne de vidéos de conseils pratiques, de rhétorique religieuse ou, dans les cas extrêmes, de propagande jihadiste. Ainsi se constituent des petites «contre-sociétés» qui enserrent la vie quotidienne de certains quartiers à l’aide d’une myriade de micro-institutions culturelles, religieuses ou politiques.
Ce processus dialectique - une crise sociale exploitée par des militants politiques - change de méthodes selon qu'il est dominé par tel ou tel courant. Les salafistes, le Tabligh prônent une coupure radicale avec les usages de la société européenne ouverte et individualiste, avec coutumes vestimentaires ostentatoires, mode de vie séparé, assignation des femmes au foyer et voile obligatoire. Plus politiques, plus modernes, les Frères musulmans n'hésitent pas à se mélanger avec d'autres groupes militants et retournent ses propres principes contre la société démocratique en se présentant comme des militants du choix individuel et de la liberté d'expression. Ils jouent le jeu de l'action publique, voire politique, que récusent les piétistes du salafisme. Les jihadistes sont souvent issus de ces «écosystèmes» (pas toujours), souvent recrutés dans les réseaux délinquants des mêmes quartiers ou des mêmes cités. Ainsi Mohamed Merah, qu'on a parfois présenté comme un «loup solitaire», et qui n'avait rien de solitaire. Ces recrues sont souvent invitées à déployer leur habitude de la violence sur les fronts lointains, en Syrie notamment. Formés et entraînés sur place, ils reviennent parfois perpétrer des attentats dans leur pays d'origine, comme dans le cas de la tuerie du Bataclan.
Manquent deux éléments pour compléter ce tableau, que le livre ne traite pas. D’abord le nombre de ces enclaves, difficile à évaluer, que la droite gonfle manifestement sans fournir de données empiriques. Il y faut un terrain favorable, certes, mais surtout l’action longue et patiente des militants islamistes, qui restent une minorité. Ensuite brillent par leur absence des esquisses de remèdes, ou d’antidotes, dans un travail qui en reste au stade du diagnostic. Mais au moins, faute de fournir des solutions, permet-il d’identifier le danger, loin des simplifications idéologiques qui l’exagèrent à loisir ou le minimisent dans une pieuse intention.