La scène galope sur les réseaux sociaux, en ces jours de janvier. Dans un tribunal, un hôpital, un ministère, une administration, un grand chef à plumes doit s'adresser pour une «cérémonie des vœux» à ses troupes rassemblées. Le grand chef commence à parler. Dans la pièce attenante attend un buffet plus ou moins somptueux, pour le «moment de convivialité» qui suivra forcément le «moment d'échange». Et soudain, éclate la rébellion. Au tribunal de Caen, les avocats jettent leurs robes aux pieds de la ministre de la Justice. A l'hôpital Saint-Louis, à Paris, ou à l'hôpital de Chinon, les personnels jettent leurs blouses blanches. Au siège du Mobilier national, les personnels déposent respectueusement leurs outils aux pieds du directeur. Devant les grilles fermées du ministère de l'Intérieur, les fonctionnaires de la police scientifique jettent dans la cour leurs combinaisons d'intervention. La semaine précédente, c'est la chorale de Radio France, au 37e jour de grève, qui a entonné l'air des esclaves du Nabucco de Verdi, contraignant la présidente Sibyle Veil à annuler la cérémonie des vœux.
Ça ne fait pas de bruit, des blouses ou des robes noires qui s'empilent mollement sur le sol. Et pourtant, c'est plus assourdissant que toutes les cornes de brume. A la longue, l'effet est saisissant. La France des savoirs et des métiers, la France entière rend au sens propre son tablier, comme les personnels de maison, au XIXe siècle, face aux bourgeois abusifs. Elle déserte. Pour des raisons différentes. Les avocats défendent la cagnotte de leur caisse de retraite contre les appétits présumés. Les personnels hospitaliers sont exsangues. Mais la forme de la désertion est la même. Ce qu'elle jette aux pieds des chefs, c'est son instrument ou son habit de travail. Pourtant, elle l'aime, son travail. Les choristes aiment chanter. Les soignants n'ont pas perdu la «pulsion de soin», ni les avocats celle de la défense, pas davantage que les personnels de maison, rendant leur tablier, ne remettaient en question leur tâche de majordome, de cuisinière ou de cocher. Mais là, tout de suite, ici et maintenant, avec ce patron-là, ce n'est plus possible.
Le plus souvent, le grand chef à plumes, dans son costume ou son tailleur, fait semblant de rien. Il s'accroche à son discours et se cramponne à son micro. Il souhaite à ses troupes tout le meilleur pour l'année qui vient, encore meilleure que celle d'avant. Il ne se laisse pas déposséder de la parole creuse du pouvoir, son privilège. Il peut. Les contestataires ne l'interrompent pas, ne crient pas, ne l'empêchent pas de parler. C'est pire. Ils ont pris acte de l'absence absolue d'effet de cette parole. Quand le chef de l'Etat lui-même explique qu'«un régime universel, ça ne veut pas dire le même pour tout le monde exactement», que voulez-vous répondre ? Une parole recouverte, c'est une parole censurée. On pourrait être du côté des censurés. Mais une parole qu'on n'écoute pas, qui n'accroche pas, qu'on laisse se perdre dans le vide, c'est sans parade.
Au moins dans ces cérémonies reste-t-il des chefs, droits dans leurs bottes. Ailleurs, c'est le monde des chefs qui craque à son tour. La semaine dernière, ce millier de chefs de service hospitalier qui refusent l'injonction à rentabiliser les lits (la ministre de la Santé est allée devant les caméras rencontrer des «bed managers» dans un hôpital de l'Essonne). Les chefs d'entre marteau et enclume, ceux qui sont chargés d'appliquer la logique gestionnaire. Il faut écouter l'une d'entre eux, Agnès Hartemann, cheffe du service diabétologie à la Salpêtrière, raconter : «Je me suis rendu compte que je devenais une espèce de robot dans les réunions hebdomadaires, à dire "quand est-ce qu'il sort ? Quand est-ce qu'il sort ?" Et c'est les jeunes, c'est les infirmières qui me regardent. Et maintenant je sais que quand on commence à me regarder comme ça, c'est que je ne suis plus éthique.» Et donc elle a déserté aussi, avec un millier d'autres, avant que les blouses blanches ne s'empilent à ses propres pieds.
Une France en burn-out. Toute la France ? Non. Lui aussi, Emmanuel Macron «présente ses vœux à la presse». La crème du journalisme français est là. La cérémonie est retransmise sur les chaînes d'info. Après une demi-heure de harangue, Macron s'attarde une heure avec l'assistance. Pas un stylo n'a été repéré aux pieds du Président.