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Enquête

L’univers, zone de non-droit

Elaboré pendant la guerre froide, le droit spatial se révèle obsolète, alors que des compagnies privées se lancent dans la course et que les moyens technologiques ont considérablement évolué. Exploitation des ressources, gestion des déchets. Le cadre juridique de la conquête céleste nécessite d’être repensé.
(Dessin Amina Bouajila)
publié le 22 janvier 2020 à 18h41

Quand Steven Mirmina a découvert en même temps que le monde entier les stupéfiantes images de la voiture Tesla qu’Elon Musk venait d’envoyer en orbite, en février 2018, ce professeur de droit spatial de la Georgetown University s’est senti quelque peu désemparé. Il ressentait, comme beaucoup, un certain émerveillement face à une opération «tellement parfaite» qu’il était difficile de jouer au jeu des sept différences entre les images de synthèse et les images réelles du lancement de la fusée. Mais à cela s’ajoutait une bonne dose d’exaspération.

Cet engin spatial, le Tesla Roadster, n'allait rien mesurer, rien observer. Il s'agissait d'un grandiose coup de pub, et ce au prix d'une «pollution intentionnelle» de l'espace. La radio installée à bord du simili-véhicule, et censée jouer la chanson Life on Mars ? de David Bowie, était le détail de trop : «Il n'y a même pas de son dans l'espace», tiquait le professeur. Mais en tant que juriste, Steven Mirmina est rapidement retourné à un examen plus technique de ce cas inédit : «Des lois ont-elles été violées ? s'est-il demandé. J'ai eu beau chercher, je n'en ai trouvé aucune.» L'enquête n'a pas été si longue qu'on pourrait le croire.

Des spécialistes en effervescence

Les différents traités qui constituent le droit spatial international tiennent en une trentaine de pages. Ils ont tous été élaborés et ratifiés entre la fin des années 60 et la fin des années 70, dans un contexte de guerre froide. «Le droit spatial a été créé pour un monde qui n'est plus», commente Matthew Stubbs, professeur de droit à l'université d'Adélaïde en Australie. Toute une communauté de spécialistes du droit spatial, majoritairement installée aux Etats-Unis, au Canada, en Australie et aux Pays-Bas, est aujourd'hui en effervescence. Car la «nouvelle course vers l'espace» rend urgent de clarifier voire de réformer un cadre juridique devenu obsolète, pour réguler un domaine dont le paysage économique et les moyens technologiques ont changé du tout au tout, en seulement un demi-siècle.

Le texte fondateur, le traité de l’espace, a été ratifié par près de cent pays, dont les grandes nations spatiales, en 1967. Il a été signé en trois exemplaires à Londres, Washington et Moscou. L’espace était encore la chasse gardée des Etats-Unis et de l’Union soviétique, engagés dans une course effrénée pour prouver leur supériorité technologique. Le traité a donc instauré des principes de base, avec pour préoccupation majeure de ne pas faire de l’espace un terrain de jeu pour l’étrange guerre en cours sur la Terre.

Le texte déclare que l'espace extra-atmosphérique et les corps célestes sont «l'apanage de l'humanité tout entière», pouvant être «exploré et utilisé librement par tous les Etats», et ce «exclusivement à des fins pacifiques». Il précise que l'espace ne peut pas «faire l'objet d'une appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d'utilisation ou d'occupation». Les traités suivants ne font que renforcer ces principes : celui de 1968 ajoute que les astronautes doivent être considérés comme des «envoyés de l'humanité», envers lesquels est établi un devoir d'assistance. Une convention de 1972 parle «dommages» et «réparation» en cas de dégâts causés par des objets spatiaux. En 1979, l'accord sur la Lune (ratifié par seulement 18 nations) encadre le prélèvement de ressources naturelles «à des fins pacifiques» et «en quantités raisonnables», encourageant les Etats à partager leurs échantillons dans le cadre de leurs recherches scientifiques.

Un vulgaire «bien rival»

Ces articles n'ont pas prévu qu'à peine cinquante ans plus tard, l'exploration spatiale serait à la portée de compagnies privées et même de milliardaires du monde entier. Or cette évolution implique un changement complet de paradigme. On croyait l'espace semblable à l'air que l'on respire : un bien partagé par tous sans être la propriété de personne, une ressource dont chacun pourrait jouir à l'envi, et ce en toute harmonie, puisque le fait que l'on respire n'empêche pas les autres de respirer. Mais l'espace est plutôt à considérer comme un vulgaire «bien rival», comme on en connaît déjà beaucoup sur la Terre, rappelle Steven Mirmina : «Un peu comme un océan», précise-t-il. La haute mer a beau être vaste, quand beaucoup de navires la sillonnent, leur liberté de circuler en est affectée. Et ce poisson qu'un bateau est venu pêcher, personne d'autre ne pourra le mettre dans son filet.

«L'architecture du droit spatial n'a jamais été pensée pour aborder la question de l'exploitation commerciale des ressources», explique le professeur Matthew Stubbs. Les textes interdisent toute appropriation du territoire céleste mais sont très succincts sur la question de l'utilisation des ressources. Dans cette brèche se sont déjà engouffrés les Etats-Unis en 2015 et le Luxembourg en 2017 (les Emirats arabes unis s'apprêtent à les suivre). Ces deux pays, pourtant signataires du traité de l'espace, autorisent les compagnies privées basées sur leurs territoires à exploiter des ressources minières dans l'espace, via un tour de passe-passe juridique que Matthew Stubbs résume ainsi : «Certes, le traité de l'espace interdit de s'approprier les ressources situées sur les corps célestes. Mais techniquement, le texte ne leur interdit pas d'extraire les ressources, pour ensuite se les approprier. C'est aussi simple que ça.» Pour l'instant, les entreprises n'ont pas encore puisé dans les ressources lunaires, mais c'est un objectif très clair pour certaines d'entre elles, à la recherche de métaux et terres rares (pour fabriquer des composants de haute technologie) ou de certains gaz qui pourraient être transformés en carburant… un peu comme si la Lune et d'autres planètes devenaient des stations-service.

«Le problème environnemental»

La suite de l'histoire intéresse encore plus le professeur. «Même si on se mettait d'accord pour dire qu'on peut établir une mine dans l'espace, poursuit-il, il manquerait tout le cadre juridique permettant de la faire tourner sans créer des conflits ou une catastrophe environnementale.» Le droit spatial se cogne alors contre l'épineuse question de la régulation de l'exploitation des ressources naturelles. Elle s'est déjà posée sur notre planète à propos des terres et des mers, et même des eaux internationales qui, situées à plus de 200 milles marins des côtes, n'appartiennent à aucun pays.

Le droit spatial ne pourrait-il pas emprunter de «simples» lois terriennes pour les appliquer hors de son atmosphère ? Il y a le modèle qui régule la pêche : n'importe qui peut pêcher dans les eaux internationales, cela revient à s'approprier le poisson sans s'approprier l'océan. «Ce modèle pose le problème environnemental de la surpêche, et ce sera aussi le cas dans l'espace, commente Matthew Stubbs. De toute façon, il ne résout pas vraiment le problème, car derrière l'idée qu'il y a du poisson pour tout le monde se cache en fait une allocation déséquilibrée des ressources. Tout le monde n'a pas le même accès ni au poisson ni à la Lune…»

Quid du modèle qui régule l'exploitation des fonds marins ? Sous le contrôle d'une autorité internationale, n'importe quel pays peut exploiter les fonds marins en eaux internationales, mais les profits doivent être partagés entre toutes les nations. «Ce paradigme d'appropriation collective serait très fidèle aux principes fondateurs du traité de l'espace puisqu'il indique que l'exploration spatiale doit bénéficier à tous, ajoute Matthew Stubbs. Mais il a comme désavantage de décourager les investisseurs.» A l'université de Leyde, aux Pays-Bas, une équipe de chercheurs travaille sur un modèle de compromis, qui engagerait les acteurs spatiaux à partager les découvertes scientifiques et technologiques, mais pas les profits.

Quelle que soit la solution adoptée, le but est de ne pas aboutir dans l'espace à une «tragédie des biens communs» que l'on vit déjà sur la Terre, rappelle Steven Mirmina. Il fait référence au phénomène collectif de surexploitation des ressources communes, mis en évidence par Garrett Hardin en 1968. La théorie de cet écologue américain raconte l'histoire d'un champ de fourrage commun à tout un village. Chaque éleveur y emmène autant d'animaux que possible, pour éviter d'utiliser son propre champ et afin d'empêcher les concurrents de prendre l'avantage. Les œillères bien placées sur les tempes, chacun suit son intérêt propre, le tout au détriment du bien commun. Car le champ devient vite une mare de boue où plus rien ne pousse pour personne. Le chemin vers la mare de boue pourrait lui aussi devenir impraticable si la loi spatiale n'évolue pas. Car les traités actuels n'ont pas anticipé à quel point la pollution liée aux débris spatiaux deviendrait source d'inquiétude. La seule réglementation internationale en place est constituée de règles de bonne conduite, aucune ne faisant office de loi.

Epargner certains «débris»

Pire encore, argumente Matthew Stubbs, le traité de l'espace entraverait le retrait actif des débris, quand bien même on disposerait d'une technologie fiable : «Le traité de l'espace prévoit que chaque pays conserve la propriété et le contrôle sur ses satellites, explique le juriste. Si on veut désorbiter un débris, il faut donc obtenir l'autorisation du pays qui l'a envoyé dans l'espace. C'est une barrière significative ! Que se passe-t-il s'il y a désaccord ? Si ce débris n'est pas identifiable, ou s'il n'est enregistré au nom de personne ?» Il serait de toute façon plus sage, selon lui, d'établir un cadre juridique pour ce domaine d'activité inédit : «Comme à peu près tout dans la technologie spatiale, l'outil est à double emploi, précise le professeur Matthew Stubbs. Vous pouvez vous en servir pour désorbiter des débris spatiaux, mais aussi pour capturer un satellite qui ne vous plaît pas.»

Michelle Hanlon, professeure de droit spatial à l'université du Mississippi, souhaiterait même que la loi prévoie d'épargner certains «débris» : ces satellites qui constituent une part de notre histoire. Cela non plus, les traités de la guerre froide ne l'ont pas prévu. L'histoire de l'exploration de l'espace était encore à faire, et la chercheuse n'en veut pas aux premiers législateurs d'avoir eu la vue un peu courte. «Le traité de l'espace, c'est la magna carta du droit spatial, il ne sera jamais obsolète ! lance-t-elle. On continuera de l'enseigner, même dans des siècles et des siècles.» Dans des siècles et des siècles, le Tesla Roadster sera peut-être encore en orbite. Pendant que les Terriens s'interrogeaient sur sa légalité, l'engin spatial a eu le temps d'achever sa première orbite complète autour du soleil. Le mannequin Starman, toujours installé à son bord, continue son manège. Il a déjà «écouté» Life on Mars ? plus de 200 000 fois.