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Libération
Enquête

Un ciel légalement infini

A quelle altitude commence l’espace extra-atmosphérique ? Jamais fixées par le droit international, les frontières spatiales restent floues et promettent d’être une source de conflits.
publié le 22 janvier 2020 à 18h41

En décembre 2018, un avion spatial commercial quitte le désert de Mojave, en Californie, avant d’atteindre une altitude de vol de 82,7 km. Ses deux pilotes se retrouvent un instant en apesanteur et ont un aperçu de la courbure de la Terre. La compagnie mère, Virgin Galactic, se félicite de l’exploit : sa navette est enfin allée «jusque dans l’espace». Mais face à elle, le doute s’installe. La navette est-elle allée suffisamment haut ?

Difficile de trancher la question en se tournant vers des physiciens, qui peinent à se mettre d'accord sur la hauteur à laquelle l'atmosphère est tellement fine que l'on considère qu'il ne s'agit plus du ciel, mais de l'espace. Inutile aussi de s'en remettre au droit spatial international. Car il n'existe dans le traité de l'espace de 1967 aucune définition de «l'espace extra-atmosphérique» sur lequel le texte a pourtant vocation à s'appliquer.

«Zone grise». Il ne s'agit pas d'un simple oubli. Une équipe du Bureau des affaires spatiales des Nations unies essaie même de résoudre ce problème depuis 1984. Tout le monde semble d'accord pour dire que, si un appareil est en orbite, ce qui survient à environ 130 km au-dessus du niveau de la mer, il est dans l'espace extra-atmosphérique. A l'inverse, il est clair qu'un appareil n'est pas dans l'espace s'il conserve son contrôle aérodynamique, soit jusqu'à environ 80 kilomètres d'altitude. «Mais entre les deux, il y a bien une zone grise», explique Matthew Stubbs, le professeur de droit à l'université d'Adélaïde, en Australie.

Plusieurs pistes sont régulièrement proposées pour permettre une entente internationale sur la définition de l’espace. Il y a d’abord la possibilité d’une simple règle de distance : l’Australie, le Danemark et le Kazakhstan font commencer l’espace à 100 kilomètres au-dessus du niveau de la mer, ce qui a l’avantage d’être un chiffre rond.

La Fédération aéronautique internationale (FAI) préfère se référer à «la ligne de Kármán», baptisée du nom du physicien hongro-américain qui a identifié le point à partir duquel l’atmosphère devient trop rare pour des applications aéronautiques. Mais les découvertes publiées en 2018 par l’astrophysicien américain Jonathan McDowell enjoignent d’abaisser cette ligne de 100 kilomètres à 80 kilomètres, faisant s’effondrer le consensus. La ligne orbitale minimale pourrait constituer une frontière de secours. Mais selon qu’un satellite a une orbite en ellipse ou en cercle, la distance à la Terre n’est pas la même. Elle aurait de toute façon vocation à évoluer sous peu, au gré des avancées technologiques. Le droit est habitué à devoir adopter des limites imparfaites, tant qu’elles sont utiles à son application.

Si le traité de l'espace n'a toujours pas été augmenté d'une définition claire de la notion d'espace, c'est parce que la plupart des Etats semblent se satisfaire de cette ambiguïté. A l'instar des Etats-Unis, qui ont renouvelé leur position devant les Nations unies, en 2001 : «Définir ou délimiter l'espace extra-atmosphérique n'est pas nécessaire» car «aucun problème légal ou pratique n'a été soulevé du fait de l'absence d'une telle définition». «Les nations préfèrent conserver ce flou juridique, commente Matthew Stubbs. C'est moins risqué que d'adhérer à une définition de l'espace que les avancées technologiques pourraient vite leur faire regretter.»

Car, en fonction de ses prétentions technologiques ou diplomatiques, il peut être avantageux pour un pays d'abaisser ou de rehausser la limite de l'espace. Cela revient à jouer du même coup avec la limite des divers espaces aériens. Or les juridictions de l'aéronautique et de l'aérospatial reposent sur des principes tout à fait différents : «L'espace extra-atmosphérique n'appartient à personne et doit selon le traité de l'espace pouvoir être "exploré et utilisé librement par tous les Etats", explique Michelle Hanlon, professeure de droit spatial à l'université du Mississippi. Alors que dans l'espace aérien, on ne peut survoler un territoire sans avoir la permission de l'Etat auquel il appartient.» Elle voit dans la zone d'incertitudes aux confins du ciel et de l'espace une future source de conflits : «Imaginez que nous utilisions bientôt des drones ou des ballons capables de voler à très haute altitude. Où se trouvera la ligne qui me donnera ou non le droit de les détruire, parce qu'ils ont violé mon espace aérien ? Idem quand on nous proposera de voyager de la Floride à l'Australie en une demi-heure en s'extirpant de notre atmosphère. Serons-nous à bord d'un appareil aérien ou spatial ? Qui le régulera ?»

Sécurité. Les cas vont se multiplier et surtout se diversifier, prévoit Timothy Nelson, avocat pour un cabinet spécialisé dans les litiges internationaux à New York. «Pour l’instant, le débat se concentre sur des questions de trafic aérien et de sécurité, explique-t-il. Mais à plus long terme, la frontière entre le ciel et l’espace posera problème pour d’autres domaines du droit.» Liste non exhaustive : la fiscalité, la propriété intellectuelle, la sécurité nationale, le respect de la vie privée (la Nasa enquête actuellement sur les agissements d’une astronaute accusée d’avoir accédé aux données privées de son ex-épouse depuis la Station spatiale internationale).