C'est grâce à l'intelligence artificielle que fonctionne le robot trieur de Trivalo 69, la dernière usine de tri des déchets ouverte par le groupe Paprec, à Chassieu (Rhône). En complément des machines qui identifient les différentes matières en «lisant» leur longueur d'onde, cet équipement de pointe est capable de reconnaître un objet, ou son résidu, en puisant dans une banque de milliers d'images dont il a été nourri. L'objectif : affiner le tri «pour frôler les 100 % de monomatière à la fin», explique-t-on chez Paprec, leader français du recyclage, notamment des déchets issus de la collecte sélective, dont la gestion incombe aux instances territoriales.
Trivalo 69, qui a coûté à Paprec 25 millions d’euros, prend en charge les poubelles vertes d’une partie de l’agglomération lyonnaise, celles de Roanne, Vienne et de la plaine de l’Ain (1). A l’instar d’autres usines de tri de dernière génération, la machine sait désormais assimiler les plastiques complexes - pots de yaourt, barquettes - qui ont longtemps donné du fil à retordre aux recycleurs. Alors, le tri : un succès ?
Politiques hygiénistes
Pas si simple. Car le déploiement de ces dispositifs high-tech - et des marchés florissants qu'ils suscitent - doit-il pour autant exempter le consommateur, et en premier lieu le politique, d'une réflexion sur la notion de rebut ? «Elle a très longtemps été trustée par des techniciens, occultant ses enjeux sociaux et culturels : nous faisons confiance à un système réputé efficient en aval du geste de jeter. Or le tri permet d'abord d'oublier mieux, c'est une promesse ambiguë», constate le sociologue Baptiste Monsaingeon (2), chercheur à l'Institut francilien recherche innovation société (Ifris), cofondateur de l'association Watch the Waste et auteur d'Homo detritus, critique de la société du déchet (Seuil, 2017).
Le déchet est né dans notre société contemporaine avec l'invention, à la fin du XIXe siècle, de la poubelle - du nom du préfet qui obligea à Paris les propriétaires d'immeubles à mettre en place des contenants communs et fermés, destinés aux ordures de leurs locataires. S'ensuit un siècle de politiques publiques hygiénistes, qui distendent notre rapport aux «restes», au «sale». «Le déchet est longtemps resté un impensé. Mais que cherche-t-on à préserver quand on trie consciencieusement ? Un modèle économique, civilisationnel ?» interroge Baptiste Monsaingeon, qui appelle à une «décolonisation de ces imaginaires de perpétuation de vertu», et à une «repolitisation» de cette relation.
C'est bien par le prisme de l'engagement que l'association Mouvement de palier et l'éco-organisme Ecosystem se réapproprient ce questionnement. La première, née à Lyon en 2015, envisage l'ordure comme un vecteur de sociabilité, en accompagnant les habitants qui veulent sensibiliser leurs proches - voisins, amis - à cette problématique.
Car le meilleur déchet est encore celui qu'on ne produit pas. «L'idéal, c'est la réduction, pointe Basile Bailly, coordinateur de l'association. Mais si on l'aborde frontalement, on risque de mettre de côté une partie de la population qui est encore éloignée de cette préoccupation.» Mouvement de palier s'appuie ainsi sur des «ambassadeurs» pour porter la bonne parole via de «petites actions du quotidien» : la mise à disposition d'infos sur l'économie sociale et solidaire, l'organisation de goûters ou d'apéros dans leur immeuble… Un mot d'ordre : sortir de l'injonction pour que chacun puisse intégrer à sa mesure des gestes repensés. «Il s'agit d'abord de recréer du lien entre voisins, d'ouvrir les possibles pour faire passer le message que le déchet n'est pas un état définitif, qu'il peut être une ressource, pour soi ou pour d'autres», explique Basile Bailly.
Cette notion d'«énergie collective», Ecosystem la promeut en organisant la collecte, la dépollution et le recyclage des équipements électriques, des ampoules et des petits extincteurs. Créé en 2006, cet éco-organisme (une structure associant société privée, intérêt général et but non lucratif, agréée par les pouvoirs publics - il en existe une vingtaine en France) est un «facilitateur», considère Christian Brabant, son directeur général : «On montre qu'un objet peut être réparé, donné, repris, réutilisé par différents opérateurs avant d'en arriver au recyclage en matière première ou à la valorisation énergétique.» L'ultime étape concerne les produits toxiques, qui n'offrent aujourd'hui d'autre choix que d'être stockés ou détruits. Avant cela, Ecosystem, chef de file d'une filière qui génère 6 500 emplois, travaille en partenariat avec des associations telles Emmaüs ou le réseau Envie, chargés de reconditionner et de garantir les appareils qui leur sont confiés, pour les vendre à des prix accessibles aux foyers modestes.
Matelas pizzas
Le déchet, un matériau noble car polymorphe et donc populaire : c'est le sens du travail de création de l'artiste de rue Lor-K (3), qui réalise depuis dix ans des performances à même le trottoir à partir d'encombrants. Avec le projet «Eat Me», la plasticienne glaneuse, venue du graph, façonne des matelas abandonnés en de fascinantes sculptures colorées figurant les «it» de la junk-food globalisée. Des pizzas, kebabs, donuts et sushis géants éphémères, qui finissent par être «mangés» par la ronde perpétuelle des éboueurs dans les grandes villes, les badauds qui osent en prendre un morceau ou les fans qui pistent leurs apparitions sur les réseaux sociaux. «J'utilise ces déchets dans leur contexte d'abandon, pour attirer le regard sur une matière qu'on pense nuisible», explique Lor-K, qui ne conserve que les photos prises lorsque la recette est terminée. Au grand dam des galeristes, nombreux à vouloir mettre au frais ces irrésistibles restes…
(1) Au niveau national, l'entreprise donne une seconde vie aux ordures de plus de 16 millions d'habitants, produisant 750 000 tonnes de matières brutes destinées à un nouveau cycle d'utilisation en France et en Europe.
(2) Baptiste Monsaingeon participe au débat «Regards sur nos déchets» des rencontres «A l'école de l'anthropocène» le 30 janvier à 20 h 30.
(3) Des créations de Lor-K (qui illustrent ce cahier) sont exposées du 27 janvier au 2 février à l'occasion des rencontres «A l'école de l'anthropocène» et l'artiste animera des ateliers de «recettes urbaines» le 2 février à 11 heures, 14 heures et 17 heures.