C’est dans cette même ville de Galle, dont j’essayais la dernière fois d’effeuiller les couches d’histoire, que débarque un jour de mars 1955 un mystérieux voyageur au visage émacié, au regard las. Il est suisse et il vient de traverser l’Europe, la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde à bord d’une Fiat Topolino, qu’il a dû, à son grand regret, vendre pour prendre le bateau jusqu’à Ceylan. Il retrouve à Galle son ami Thierry Vernet, avec qui il a entrepris ce grand voyage (jusqu’au Pakistan), et sa femme Floristella. Il s’installe dans leur auberge du 22, Hospital Street, qu’eux-mêmes quitteront bientôt pour rentrer en Europe. Nicolas Bouvier, lui, y restera neuf mois. Ce qu’il imaginait comme une pause enchantée pour se ramasser et commencer à raconter son périple s’avère une descente aux enfers. Sous les vents conjoints des tropiques et d’une ville maudite, des maladies, de la fatigue et des hallucinations, il en perdra presque la raison. Devenu écrivain (sans doute ici même, dans cet arrachement à soi qu’il y expérimenta), Bouvier tirera du voyage au bout de sa nuit, vingt-sept ans plus tard, un livre démoniaque et sublime : le Poisson-scorpion. Ce court récit, l’un des plus fulgurants de la littérature en langue française, je l’ai tellement lu et relu que me voici ici, en 2020, guettant les ombres projetées par le voyageur au long cours sur les murs de Galle. Or - mais il fallait s’y attendre - je ne retrouve rien. Ni l’horreur poisseuse, ni les visages effrayants, ni l’enfermement, tout ce qui, à chaque lecture, vous serre la gorge et vous emplit. J’ai beau arpenter la ville en tous sens, je ne sens que la douceur des palmes sur ma tête. Certes, soixante-cinq ans ont passé, un monde en a remplacé un autre, et en lieu et place de l’étriquée bourgade du bout du monde, rongée par la chaleur et l’oisiveté, Galle est aujourd’hui un fort propret arpenté par les pas lourds des touristes russes et chinois baguenaudant de joailleries en terrasse dans des soupirs d’aise. Les bâtisses coloniales ont été rénovées, elles brillent dorénavant dans la lumière orangée du soir. Le monde de Bouvier a disparu, mais a-t-il seulement existé ? A relire le tableau si dur qu’il peint des Sri-Lankais, on peine à le croire. A-t-on jamais vu personnes aussi attentionnées et délicates ? Notre appréhension du pays diffère tant de la sienne que cela en deviendra vite comique. Tout exaspère Bouvier, mais peut-être est-ce surtout la dépression et la maladie qui parlent. La plongée qu’il décrit est intérieure, si épaisse et profonde qu’elle bouleversera son existence, jusqu’au jour où il parviendra enfin à l’écrire et ainsi s’en défaire comme d’un sortilège. Il ne se sortira du piège que de justesse, comme par un ultime sursaut, parvenant à monter à bord d’un paquebot vers le Japon, où il renaîtra.
Seule l'auberge du 22, Hospital Street est toujours là. La large bâtisse, au toit en tuiles, est tenue par trois colonnes qui flanchent sous le poids des jours. Fazal, la mémoire de Galle, me dissuade de frapper à la porte : l'homme qui y vit a à moitié perdu la tête, il nous la fermera au nez. Il avait 3 ans lorsque son père accueillit le mystérieux voyageur helvète, il en a 67 aujourd'hui. Mais je voudrais voir la chambre des apparitions, alors je tourne autour. Une jeune femme en sort. Fazal attrape l'édition Folio du Poisson-scorpion, insecte jaune en couverture, et s'approche. Après quelques échanges, la femme nous fait signe de rentrer. On arrive dans un patio modeste avec une table, des chaises, quelques plantes. Je lui demande si nous pouvons voir la chambre où dormait Bouvier. Elle me montre l'escalier sur le côté, qui s'effondre. On ne peut pas monter à l'étage, dit-elle, il tombe en ruine. Le toit vous tomberait sur la tête. Et on ne peut pas faire de travaux, dit-elle, c'est trop cher. Quand, triste ironie, des milliers de capitaux internationaux sont investis chaque mois dans les rues adjacentes. L'auberge d'Hospital Street tombera un jour à terre, emportant avec elle la chambre de Bouvier et ses maléfices. L'enfer s'est définitivement refermé sur lui-même.
Alors que je pense l'occasion définitivement passée, une petite porte s'ouvre quelques mètres plus loin, dans Pedlar Street, qui fut «la plus belle et la plus folle [rue] de [sa] futile existence». Une vieille femme en sort. Je m'approche, elle m'invite à rentrer. Et brusquement l'odeur du temps m'envahit - en l'occurrence de chien humide et de la mort qui rôde. Les murs antédiluviens s'effritent. Son mari est assis là, immobile. Il est tout au bout de la vie. Je m'assois en face de lui. Il parvient à peine à chevroter quelques mots. Il n'a pas connu le voyageur dont je lui parle, me dit-il, mais il a traversé l'autre moitié du siècle. Il était le bibliothécaire de la ville, celui que Bouvier eût tant aimé avoir à ses côtés. J'écoute cet homme aux longues jambes décharnées me parler du monde englouti. Je ferme les yeux et inspire. Le temps s'est ouvert brusquement, et je suis dedans.
Cette chronique paraît en alternance avec celle de Paul B. Preciado, «Interzone».