Questions à Mauro Nobili, assistant professor à l'Université de l'Illinois (États-Unis). Ce spécialiste des sociétés musulmanes du Mali est sur le point de publier Sultan, Caliph, and the Renewer of the Faith: Ahmad Lobbo, the Tārīkh al-fattāsh and the Making of an Islamic State in West Africa (Cambridge University Press, 2020). See English version below.
Qui était Aḥmad Lobbo et qu'était le califat de Ḥamdallāhi (autrement connu comme l'Empire du Macina) ?
Aḥmad Lobbo était un érudit peul né au début des années 1770 au nord-est de Ténenkou, dans la région de Mopti, dans l'actuelle République du Mali. Il appartenait au Sangaré-Bari, un sous-clan des Peuls Fittooɓe qui avait émergé, au début du XIXe siècle, comme une lignée de personnes instruites plutôt obscure. Comme certains de ses ancêtres, Aḥmad Lobbo a suivi la formation traditionnelle d'un érudit musulman local, similaire à celle, par exemple, suivie par le célèbre soufi, Thierno Bokar, du début du XXe siècle, décrite par Amadou Hampâté Bâ et Louis Brenner. Il n'a jamais quitté le Moyen Niger à la recherche de connaissances mais a réussi au milieu des années 1810 à s'imposer comme un érudit dont l'autorité faisait de lui une alternative viable à la communauté savante du Macina, alors centrée sur la ville de Djenné. C'est contre les érudits de Djenné qu'il a écrit son seul long travail, le al-Iḍṭirār ilà Allāh fī ikhmād ba'ḍ mā tawaqqada min al-bida 'wa-iḥyā' ba'ḍ mā indarasa min al-sunan (La nécessité essentielle pour Dieu d'éteindre certaines innovations enflammées et raviver certaines traditions au bord de l'extinction). Cet ouvrage, qui existe en plusieurs exemplaires manuscrits, n'est publié dans aucune langue occidentale mais est disponible dans une excellente traduction française dans la thèse de maîtrise d'Ali H. Diakité datée de 2011 ( École normale supérieure de Lyon). C'est dans la compétition pour l'autorité religieuse entre Aḥmad Lobbo et les savants de Djenné que nous devons comprendre l'émergence d'Aḥmad Lobbo en tant que leader « politique ». Au départ, il avait évité d'entrer en conflit avec les élites militaires locales, à l'époque l'aristocratie peule du clan Dikko et les Bambara de Ségou, à la tête du Macina. Cependant, la relation réciproque qui existait entre ces élites militaires et les érudits musulmans de Djenné, qui se soutenaient et se légitimaient mutuellement pour maintenir le statu quo, a finalement entraîné Aḥmad Lobbo dans un conflit contre les dirigeants de son époque et en a fait le champion des érudits ruraux, notamment les Peuls n'appartenant pas à l'aristocratie guerrière et les communautés Marka - en d'autres termes, ceux qui partageaient une animosité envers l'élite de Djenné, la noblesse peule et les bambara à la tête de la région. Ce conflit a abouti à la victoire d'Aḥmad Lobbo en 1818 et marque le début de ce que j'appelle le califat de Ḥamdallāhi.
Je préfère ce nom à d'autres noms employés, tels que l'empire peul de Macina ou Diina, de l'arabe dīn (religion), qui est le nom préféré par les habitants du centre du Mali. Mon choix capture la revendication centrale selon laquelle Aḥmad Lobbo était un calife ouest-africain comme l'affirme la chronique controversée, le Tarikh al-fattāsh. Depuis l'époque de sa « découverte » par les voyageurs et les universitaires européens à la fin du XIXe siècle, la chronique est considérée comme une œuvre du XVIe ou du XVIIe siècle qui a été soumise à une manipulation textuelle ultérieure. En fait, comme je le prouve dans mon livre Sultan, Caliph, and the Renewer of the Faith: Ahmad Lobbo, the Tarikh al-Fattash, and the Making of an Islamic State in West Africa, le Tārīkh al-fattāsh est une véritable chronique du XIXe siècle écrite par Nūḥ b. al-Ṭāhir, un savant peul appartenant à l'élite de Ḥamdallāhi, qui l'a composée pour renforcer la légitimité d'Aḥmad Lobbo. Toutefois, je voudrais souligner que Nūḥ b. al-Ṭāhir n'a cependant pas composé le Tārīkh al-fattāsh à partir de zéro, mais l'a produit en modifiant substantiellement une chronique plus ancienne du XVIIe siècle.
Outre l'IHERI-ABT, j'ai également utilisé quelques manuscrits d'autres collections (que j'ai personnellement visitées ou dont j'ai pu obtenir des copies numériques) comme la bibliothèque Ahl Sīdiyya de Boutilimit (Mauritanie), l'Institut Fondamental d'Afrique Noire (IFAN) de Dakar et la collection privée d'Aliou Ndiaye dans le village d'Adeane en Casamance (Sénégal), la Bibliothèque de manuscrits de Djenne, la collection privée d'Almami Maliki Yattara à Bamako et du Maktabat Muḥammad al-Bukhārī dans le village de Banikan dans la province de Niafounké (Mali), l'Institut des recherches en sciences humaines de Niamey (Niger), la British Library (Royaume-Uni), les Archives nationales de Kaduna (Nigeria) et l'Unité du programme de recherche sur l'histoire du Nord de l'Université Ahmadu Bello de Zaria (Nigéria), les manuscrits du projet de microfilmage des manuscrits arabes maliens enfin une collection qui m'est très chère : le Fonds de Gironcourt de l'Institut de France, Paris. Il s'agit d'une petite collection de douze volumes reliés contenant des dossiers séparés de manuscrits apportés à Paris en 1912 par l'agronome français Georges de Gironcourt, qui a beaucoup voyagé au Moyen Niger en collectionnant, entre autres, plusieurs manuscrits de Macina et des villes de Djenné et Tombouctou. J'ai commencé à travailler sur cette collection très peu exploitée par les universitaires pendant mon doctorat quand j'étais étudiant à l'Université de Naples « L'Orientale ». J'ai ensuite produit un inventaire de ces fonds pour mon doctorat que j'ai finalement développé dans mon premier livre publié en 2013 : Catalogue des manuscrits arabes du Fonds de Gironcourt (Afrique de l'Ouest) de l'Institut de France.
Quel est leur héritage dans le Mali contemporain ?
À la mort d'Aḥmad Lobbo en 1845, il laissa entre les mains de son fils Aḥmad II un État qui s'étendait le long du fleuve Niger, de Djenné à Tombouctou, et qui dura jusqu'en 1862, lorsque son petit-fils, Aḥmad III, fut vaincu et exécuté par un autre chef musulman ouest-africain, al-ḥājj 'Umar Tall, en 1862. Malgré cette défaite et malgré le fait que le colonialisme français a mis à l'écart les descendants d'Aḥmad Lobbo pour favoriser ceux d'al-ḥājj' Umar Tall, la mémoire de Ḥamdallāhi est très vivace dans Macina. Il est indéniable que la Macina moderne a hérité du califat de Ḥamdallāhi une grande partie de sa forme socio-économique contemporaine. Par exemple, la sédentarisation ou semi-sédentarisation des nomades peuls est le résultat de la restructuration sociale mise en mouvement par la machine administrative de Ḥamdallāhi ; plusieurs villes et villages actuelles, tels que Mopti et Ténenkou, remontent à l'époque du califat ; Aḥmad Lobbo a effectivement mis en œuvre des tentatives pour réguler les relations délicates entre pasteurs nomades et agriculteurs sédentaires dans une sorte de précédent à la Charte Pastorale de 2001 promulguée par la République du Mali.
Plus récemment, à partir de 2015 environ, l'héritage du califat de Ḥamdallāhi a été explicitement invoqué par Amadou Koufa, le chef djihadiste du Front de libération de Macina (également connu sous le nom d'Ansar Dine Macina), un mouvement qui a récemment rejoint d'autres organisations jihadistes en Afrique de l'Ouest et au Maghreb pour former le Jamat Nusrat al-Islam wal-Muslimin, affilié à Al-Qaïda. Comme cela arrive souvent, comme dans le cas similaire de membres de Boko Haram évoquant l'héritage de Sokoto, le but d'Amadou Koufa ici est de mobiliser des symboles localement reconnus tels que ceux de l'époque de Ḥamdallāhi - Nyalaande Seeku Aamadu comme les gens disent localement. Cependant, il y a très peu de liens entre ces mouvements en dehors du fait qu'ils se situent plus ou moins dans la même région. Si nous voulons analyser cette question d'un point de vue religieux, le califat de Ḥamdallāhi est enraciné dans l'islam malikite avec un rôle important joué par les idées soufies alors que l'islam wahhabite prêché par Amadou Koufa a une tendance fortement anti école juridique, donc anti-malikite, et anti-soufie. De plus, très peu d'observateurs attentifs mettraient plus en avant la dimension religieuse de ces mouvements au détriment des facteurs socio-économiques qui les ont engendrés. Par conséquent, les différences entre le mouvement dirigé par Aḥmad Lobbo et celui d'Amadou Koufa sont encore plus évidentes, dans la mesure où nous voyons dans le cas de Ḥamdallāhi au XIXe siècle le mécontentement des habitants du Moyen Niger envers le joug des rois Bambara de Ségou et de l'élite militaire peule qui leur est associée dans le Macina. Dans le Mali contemporain, nous assistons à l'échec de l'État post-colonial du Mali à combattre des groupes djihadistes, une situation très différente de celle du XIXe siècle. En d'autres termes, les observateurs ne devraient pas être trompés par la référence explicite à Ḥamdallāhi par des dirigeants comme Amadou Koufa. Celui-ci cherche à mettre sur le même pied des phénomènes historiques très différents en les réduisant à l'idée peu utile, ahistorique et décontextualisée du « djihad. »
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Who was Aḥmad Lobbo and what was the Caliphate of Ḥamdallāhi (otherwise known as the Macina Empire)?
Aḥmad Lobbo was a Fulani scholar born in the early-1770s northeast of Ténenkou, in the Mopti Region of today's Republic of Mali. He belonged to the Sangaré-Bari, a sub-clan of the Fulani Fittooɓe that had emerged, by the beginning of the nineteenth century, as a rather obscure scholarly lineage. Like some of his ancestors, Aḥmad Lobbo followed the traditional training of a local Muslim scholar, not dissimilar, for instance, to the one followed by the famous Sufi scholar of the early 20th century Thierno Bokar, described by Amadou Hampate Ba and Louis Brenner. He never left the Middle Niger in pursuit of knowledge but managed by the mid-1810s to establish himself as a scholar whose authority made him a viable alternative to the scholarly establishment of Masina, at the time centered in the city of Djenne. Against the scholars of Djenne he authored his only lengthy work, the al-Iḍṭirār ilà Allāh fī ikhmād ba'ḍ mā tawaqqada min al-bida' wa-iḥyā' ba'ḍ mā indarasa min al-sunan (The Essential Necessity of God to Extinguish some Ignited Innovations and to Revive some Traditions at the Verge of Extinction). This work, which exists in several manuscript copies, is unpublished in any Western language but is available in an excellent French translation in the M.A. thesis authored by Ali H. Diakité dated 2011 (L'École normale supérieure de Lyon).
It is within the quest for religious authority between Aḥmad Lobbo and the scholars of Djenne that we need to understand the emergence of Aḥmad Lobbo as a "political" leader. Initially, he had avoided entering into conflict with the local military elites, at the time the Fulani aristocracy of the Dikko clan and the Bambara of Segou, overlords of Macina. However, the reciprocal relationship that existed between these military elites and the Muslim scholars of Djenné, all of whom supported and legitimized each other to maintain the status quo, eventually dragged Aḥmad Lobbo into an conflict against the rulers of his time and made him the champion of rural scholars, Fulani not belonging to the warrior aristocracy, and Marka communities - in other words those with a shared animosity towards the Djenné elite, the Fulani nobility, and the Bambara overlords.
What kind of sources did you use to reconstruct their histories?
Apart from the IHERI-ABT, I also used a few manuscripts from other collections (which I personally visited or of which I was able to secure digital copies) such as the Ahl Sīdiyya Library from Boutilimit (Mauritania); the Institut Fondamental d'Afrique Noire (IFAN) of Dakar and the private collection of Aliou Ndiaye in the village of Adeane in Casamance (Senegal); the Bibliothèque de manuscrits de Djenne; the private collection of Almami Maliki Yattara in Bamako and the Maktabat Muḥammad al-Bukhārī in the village of Banikan in the province of Niafounké (Mali); the Institut des recherches en sciences humaines de Niamey (Niger); the British Library (UK); the National Archives in Kaduna and the Northern History Research Scheme Unit at the Ahmadu Bello University in Zaria (Nigeria); manuscripts from the Malian Arabic Manuscripts Microfilming Project; lastly, a collection that is very dear to me: the Fonds de Gironcourt of the Institut de France, Paris. This is a small collection of twelve bound volumes containing separate folders of manuscripts brought to Paris in 1912 by the French agronomist George de Gironcourt, who traveled extensively in the Middle Niger collecting, among others, several manuscripts from Macina and from the cities of Djenné and Timbuktu. I started working on this collection, very little explored by scholars, during my time as a Ph.D. student at the University of Napoli "L'Orientale." I then produced an inventory of its holdings for my Ph.D. that I eventually expanded in my first published book in 2013: Catalogue des manuscrits arabes du Fonds de Gironcourt (Afrique de l'Ouest) de l'Institut de France.
What is their legacy in modern-day Mali?