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TRIBUNE

Délits sexuels : en finir avec le «cover-up» à la française

Face aux affaires qui remontent à la surface depuis #MeToo, les élites françaises se distinguent par leur incapacité à réexaminer le passé, à énoncer les torts et tout simplement à blâmer les coupables et ceux qui les ont aidés.
(Illustration Libération)
par Eléonore Lépinard, professeure en études genre à l'université de Lausanne
publié le 28 janvier 2020 à 17h41

Tribune. Comme beaucoup de féministes je suis en colère.

Il paraît que c'est normal : j'ai des raisons de l'être. Et que c'est une bonne chose. Il faut que les féministes expriment leur colère, cette feminist rage revendiquée par Soraya Chemaly et par Rebecca Traister entre autres (1). C'est un privilège d'être en colère et encore plus de pouvoir l'exprimer. Cela veut dire que les manifestations les plus extrêmes et violentes du patriarcat, je ne les ai pas rencontrées, car sinon elles m'auraient anéantie. Cela veut dire que j'ai des ressources, économiques, éducatives, professionnelles, des soutiens, émotionnels, que d'autres non pas. Alors je veux profiter de ces privilèges pour faire gronder cette colère sur le papier, en espérant qu'elle en rencontre d'autres et devienne un torrent.

Bien sûr il y a beaucoup de raisons d’être en colère en 2020 : de la disparition des écosystèmes aux violences policières, du racisme institutionnel aux migrants laissés pour morts en Méditerranée, la liste est longue. Mais aujourd’hui, je suis en colère pour une raison bien particulière. Je suis en colère à chaque fois, ou presque, que je lis un article concernant les abus sexuels commis par Gabriel Matzneff.

Car c'est inouï. Non seulement la gravité des torts infligés, mais aussi la façon dont on nous les raconte, une façon qui est en soi une forme de violence. Voilà plus ou moins ce que de nombreux commentateurs nous disent : «Depuis plus de trente ans nous savions, car nous le lisions et nous lui donnions tout l'espace médiatique nécessaire pour s'exprimer, que Gabriel Matzneff (d) écrit des choses horribles [étym. Littré : "qui fait horreur, qui révolte"] immondes [étym. Littré : "qui a le caractère de l'impureté morale"], et qu'il affirme avoir commis des actes criminels et illégaux.» Aujourd'hui, depuis le 2 janvier 2020 très exactement, les mêmes continuent ainsi : «Nous découvrons, grâce au livre courageux de Vanessa Springora, le Consentement, qu'en réalité Gabriel Matzneff a (d)écrit des choses horribles, immondes et qu'il a commis des actes criminels et illégaux.»

Je suis confuse. Alors savions-nous, ou ne savions-nous pas ? Qui savait depuis trente ans, et qui le découvre aujourd’hui ? Réponse : ce sont les mêmes.

Un autre moment me vient à l'esprit, pas si lointain, le 30 janvier 2018. Il s'agit d'un ministre à propos duquel une enquête préliminaire pour «viol» a été ouverte trois jours auparavant. Il est accusé d'avoir utilisé sa fonction politique d'élu local pour obtenir des relations sexuelles (qu'il reconnaît) avec une femme. Trois jours à peine. Une enquête est en cours pour établir les faits. Ce ministre est présent dans l'hémicycle, ce centre du pouvoir. Et un grand nombre de député·e·s de la majorité, vos député·e·s, mon député probablement, ces personnes qui représentent la nation française, l'applaudissent. Beaucoup se lèvent. Standing-ovation. Il s'agit de montrer son soutien, et cela sans aucune certitude sur la réalité des faits. Faire du bruit pour réduire au silence une voix bien isolée. En passant, la secrétaire d'Etat chargée de l'Egalité entre les femmes et les hommes lui a aussi apporté son soutien plein et entier.

Il s'agit de deux affaires très différentes. Et pourtant ces deux moments font partie d'un même continuum, d'un même problème, d'un même mécanisme qui est bien plus que du déni social, et qui est une violence, d'où la colère féministe. Ce mécanisme c'est le cover-up.

Les discussions publiques liées à #MeToo ont lieu partout aujourd'hui : nous sommes dans un moment politique et culturel largement globalisé. Mais ce que racontent ces discussions varie d'un endroit à un autre. Ce qui, aujourd'hui, démarque la France, c'est la résistance à réexaminer le passé, à énoncer les torts et tout simplement à blâmer les coupables et ceux qui les ont aidés. La majeure partie de nos figures d'autorité sociale participent, par un silence complice, des ricanements gênés ou même un tapage - applaudir pour couvrir la voix isolée d'une victime - à une immense entreprise de cover-up. Le dictionnaire Oxford en donne la définition suivante : «Tentative d'empêcher le public de connaître la vérité à propos d'un crime ou d'une erreur».

Aux Etats-Unis, on a découvert l'énorme cover-up organisé par Harvey Weinstein étouffant et achetant la parole des victimes, par l'argent et les menaces, et menaçant aussi celles et ceux qui tentaient d'en savoir plus, comme le raconte le livre de Ronan Farrow Les faire taire (2). Dissimuler ce que les victimes, estimées à plusieurs centaines, décrivent comme des viols, des agressions et du harcèlement sexuel, à une telle échelle cela prend pas mal d'organisation, de complicités et d'argent. Il s'agissait donc bien de recouvrir le corps du délit pour qu'il n'apparaisse pas au public : pas vu, pas pris.

En France, le cover-up consiste non pas à cacher les faits, mais à nous faire croire que ceux-ci ne posent pas problème, qu'ils sont acceptables pour une raison ou pour une autre - génie artistique, liberté sexuelle, consentement des victimes, «autres temps autres mœurs» - et que leurs auteurs ne sauraient donc être punis. Vus, oui, bien vus, mais pas punis.

Les applaudissements dans l'hémicycle sifflent à mes oreilles. La retenue face à des accusations graves n'aurait-elle pas été de mise de la part de nos représentant·e·s ? A la place, ce réflexe : ne faire qu'un seul corps autour de celui qui fait partie des nôtres. Quelle meilleure illustration des mécanismes de défense collective qui président à cette immense entreprise de mystification ? Circulez, y a rien à voir ! Cover it up !

Comment faire exploser ce cover-up ? Nous devons nous poser des questions brûlantes : au-delà des perversités individuelles, pourquoi de nombreux hommes désirent-ils et peuvent-ils abuser d’autrui et violer son consentement ? Pourquoi d’autres hommes, encore plus nombreux, et certaines femmes, sont-ils et elles complices de ces abus ? Qu’est-ce qui, dans cette masculinité, dans son rapport au pouvoir, au privilège et à la perversité, soutient ce système social ? Comment en vient-on à ignorer les souffrances des victimes ? Par quel travestissement de la réalité nous rend-on acceptable, parfois désirable même, ce qui va contre nos propres intérêts ? Comment produit-on du consentement par et à la domination ? Car le lien est bel et bien là : dans notre façon de rendre compte et de rendre justice aux abus et violences sexuelles se lit aussi un projet de société. Ce sont ces questions qui doivent être débattues. Tout est à faire.

Cela pourrait commencer ainsi… rêvons un peu. Nous sommes bien en janvier 2020. Les journalistes qui ont relayé les récits de pédocriminalité de Matzneff sans sourciller se sont publiquement excusés (car exprimer des regrets comme l’a fait Bernard Pivot, ou dire qu’on a changé d’avis, ce n’est pas s’excuser), en premier lieu auprès des victimes dont ils ont fait si peu de cas. Une nouvelle affaire de délit sexuel vise un ministre. Nos député·e·s l’accueillent au Palais-Bourbon dans un silence assourdissant. Le ministre propose sa démission, et ce jusqu’à ce que les faits soient établis.

Je respire car le cover-up se fissure. Un peu d’air commence à s’échapper, un petit souffle vivifiant, qui nous donne envie de crier encore plus fort, car la liberté pour nous aussi c’est agréable.

(1) Soraya Chemaly, Rage Becomes Her. The Power of Women's Anger, Atria Books, 2018 ; Rebecca Traister, Good and Mad. The Revolutionary Power of Women's Anger, Simon & Schuster 2018.

(2) Calmann-Lévy, 2019.