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Chronique «Economiques»

Un peu de cogestion dans le capitalisme ?

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Plus de pouvoir pour les salariés dans la gestion des entreprises serait une forme de démocratisation du système économique. Mais, on l’a souvent constaté au cours de l’histoire, le capitalisme possède des défenses immunitaires puissantes contre toutes les formes de cogestion.
publié le 3 février 2020 à 19h01

Une des propositions qui revient régulièrement dans les débats autour de la «démocratisation» du capitalisme est celle de la participation des salariés aux prises de décisions des entreprises. Entre d’une part le capitalisme intégral, qui subordonne le travail aux possesseurs des moyens de production, et d’autre part le socialisme, qui abolit la propriété privée de ces moyens de production, des mécanismes tels que la cogestion apparaissent comme une voie moyenne dont ses partisans espèrent qu’elle préservera les meilleurs aspects des deux systèmes.

De vagues propositions avaient été émises en 2012 : le Parti socialiste (PS), plus velléitaire que jamais, énonçait que les salariés avaient «vocation à être présents» dans les instances de direction des firmes. Même Villepin les avait doublés par la gauche en promettant aux salariés «un tiers des places dans les conseils d'administration et les conseils de surveillance». La référence habituelle en la matière est la codétermination allemande. Ses origines remontent à la République de Weimar, née dans le contexte d'une révolution réprimée dans le sang par les sociaux-démocrates avec l'appui des forces d'extrême droite nationalistes (les corps francs). La Constitution de Weimar (art. 165) stipulait que les comités d'entreprise étaient à égalité avec les employeurs dans la détermination des salaires, des conditions de travail et même du développement des forces productives. Le conflit sur ce que ce principe impliquait concrètement devait donner lieu à des affrontements sanglants (connus sous le nom de «bain de sang devant le Reichstag») au moment du vote de la loi sur les comités d'entreprises en janvier 1920. Pour résumer, les travailleurs n'obtinrent pas le véritable droit de contrôle qu'ils espéraient sur la gestion des entreprises.

C’est après la Seconde Guerre mondiale que le système fut mis en place, sur une période allant du début des années 50 jusqu’à la loi de 1976 qui donne aux représentants des salariés la moitié des sièges au conseil de surveillance des très grandes entreprises, avec voix décisive pour les représentants des actionnaires.

Le patronat n’a jamais manifesté un enthousiasme excessif à l’égard de ces dispositions mais s’y est plus ou moins fait en constatant que cela permet parfois de faire accepter par les salariés certaines décisions puisqu’elles ont été, en principe, décidées conjointement. Pour ce qui est des représentants des salariés, les observateurs les plus cyniques font remarquer que cela suffit amplement à certains bureaucrates syndicaux de côtoyer les dirigeants au conseil de surveillance et d’être de ce fait «associés» à la décision indépendamment de leur influence sur le contenu de celle-ci.

Mais le patronat souhaite quand même se débarrasser, si ce n’est de la codétermination elle-même, au moins de la loi qui oblige à la codétermination, de façon à pouvoir ne la conserver que dans les cas où cela profite au capital ; dans la légitimation de décisions potentiellement conflictuelles par exemple.

Un des arguments évoqués fréquemment est que la codétermination allongerait la prise de décision, ce qui représenterait un handicap pour la compétitivité des firmes dans un contexte de concurrence mondiale exacerbée où la rapidité de réaction compterait plus qu’avant. Dans la pratique, cette objection semble peu pertinente.

La véritable raison est plutôt que les patrons d’outre-Rhin espèrent que la fin de l’obligation légale découlant de la loi de 1976 sera positivement appréciée par «les marchés», augmentant ainsi la valeur des actifs des firmes allemandes et donc la puissance financière de ces dernières, ce qui devrait faciliter les projets de restructuration à l’échelle mondiale. C’est donc sous l’angle financier qu’il faut apprécier la compatibilité de la codétermination avec le capitalisme mondialisé.

Dans son dernier ouvrage, Capital et Idéologie, Thomas Piketty propose d'aller plus loin que ce qui existe en Allemagne et de donner aux salariés la moitié des sièges dans les conseils d'administration en même temps que les droits de vote des plus grands actionnaires sont plafonnés. De telles mesures n'aboliraient pas le capitalisme mais le changeraient assez sensiblement.

Toutefois, la question se pose de la façon dont on pourrait parvenir à la mise en place de ces mesures. Il faut au moins prendre en compte la résistance du capital, qui sera forte, et les possibilités d’évasion légale permise par l’intégration européenne : certaines firmes allemandes adoptent le statut de société européenne afin d’échapper à l’obligation légale de codétermination.

Cette chronique est assurée en alternance par Anne-Laure Delatte, Ioana Marinescu, Bruno Amable et Pierre-Yves Geoffard.