À quoi renvoie exactement la notion d’Afrique dans l’antiquité ?
Les Romains appelèrent Africala tierce partie du monde qui n'était ni l'Europe, ni l'Asie. Les Grecs, quant à eux, parlaient de « Libye » pour désigner un territoire comprenant à la fois le littoral méditerranéen depuis le Nil jusqu'aux colonnes d'Hercule (Gibraltar) et les zones désertiques du Sahara.
Le terme latin Africaest donc bien loin de renvoyer à l'ensemble du continent africain. De fait, l'Africaest le nom du territoire dont s'empare la République romaine après avoir vaincu les Carthaginois au terme de la troisième et dernière guerre punique en 146 av. J.-C. Compris entre les royaumes de Numidie et de Maurétanie à l'ouest et le royaume de Cyrène à l'est, ce nouveau territoire romain correspond grosso modoà l'actuelle Tunisie. Lorsque l'administration des provinces est réorganisée dès le début du Haut Empire, cet espace augmenté de l'ancien royaume de Numidie puis du littoral libyen est confié à un ancien consul : devenir gouverneur de la province d'Afrique proconsulaire constitue alors le sommet de la carrière pour un sénateur de Rome.
La carte du monde selon L’Enquête d’Herodote. Selon les géographes grecs, le continent africain était peuplé des Libyens au nord et des Ethiopiens au sud (source Wikipedia)
L’arrivée de Rome en « Afrique » fut-elle une rupture pour les populations locales profondément marquées par la civilisation punique et, en particulier, pour les habitants de Carthage ?
Rappelons d'abord que les habitants de Carthage, appelés Pœni(Puniques) en latin, étaient les descendants de colons phéniciens qui s'étaient installés dans le golfe de Tunis à la fin du IXe s. av. J.-C. avant de s'étendre sur le littoral de Gibraltar à la Grande Syrte mais aussi dans le sud de la péninsule ibérique et dans les îles de Méditerranée occidentale.
Scipio Æmilianus, dit-on, n’aurait pas pu retenir ses larmes devant le spectacle de Carthage qu’il venait de livrer aux flammes, réalisant que les plus grandes civilisations étaient mortelles. Peut-être parce que, 70 ans plus tôt, Hannibal Barca avait poussé la République romaine elle-même dans ses derniers retranchements en portant la guerre aux portes du Latium… Quoi qu’il en soit, l’historiographie romaine a considéré cet épisode de 146 av. J.-C. comme une rupture : un rituel est prononcé pour que les dieux tutélaires locaux se détournent à jamais de Carthage avant que son sol et sa population ne soient voués aux divinités infernales. Les champs n’ont sans doute pas été salés comme on l’a souvent rapporté mais l’archéologie a confirmé la brutalité des combats et l’abandon du site. Le magistrat romain chargé de gouverner la nouvelle province s’installe à Utique, à 30 kilomètres des ruines de Carthage. Le territoire carthaginois est délimité, cadastré, plusieurs cités puniques alliées sont récompensées, de même que le loyal roi de Numidie, Massinissa.
Ce n'est qu'au moment du changement d'ère qu'une colonie romaine finit par être implantée à l'emplacement de l'ancienne Carthage. Dotée d'un urbanisme en damier très régulier, la colonia Julia Karthagose développa progressivement au cours du Haut Empire au point de supplanter Utique au IIe s. et de devenir la capitale de la province avec ses 200 000 habitants. C'est la colline de Byrsa qui sert de centre à l'urbanisme avec le forum bordé de portiques et d'une basilique. De nombreuses structures témoignent de l'importance de la Carthage romaine : son port militaire, protégé à l'intérieur des terres, son vaste port commercial, l'un des plus actifs de la Méditerranée, de grands thermes et des monuments de spectacle à la hauteur de sa population : un amphithéâtre de plus de 30 000 places construit dès le Ier s. ap. J.-C., un immense cirque de 65 000 places et un théâtre bâti à l'époque antonine (IIe s.), puis un odéon de 5 000 places à l'époque sévérienne (fin IIe s. – début IIIe s.).
Carthage (Tunisie). Sous la piste de l’amphithéâtre, on distingue les souterrains qui servaient à l’organisation des spectacles (source Iconem).
Ceci étant dit, bien des éléments nous incitent à relativiser la rupture entre la période punique et la période romaine. Les études historiques de l'Afrique romaine ont longtemps été marquées par un parallèle anachronique et infondé entre la romanisation du Maghreb et la colonisation franco-italienne de ces territoires aux XIXeet XXesiècles : qu'il s'agisse de célébrer le succès des armes, la marche de la civilisation, le développement des villes, des routes et de l'adduction d'eau ou au contraire de mettre en avant les réactions indigènes face à une occupation étrangère, les recherches historiques ont été très fortement conditionnées par les préoccupations et les antagonismes contemporains. Ce temps est désormais révolu et l'on essaie aujourd'hui de comprendre comment et à quel point les populations d'Afrique se sont adaptées au nouveau cadre provincial mis en place par Rome. A l'inverse, il faut aussi comprendre le succès de l'intégration de l'Afrique, rapidement reconnue comme l'une des provinces les plus romanisées et les plus riches de l'Empire, au point de devenir en 193 ap. J.-C. le premier territoire extra-italien à permettre à l'un de ses enfants, Septime Sévère, d'accéder à la pourpre impériale.
Précisément, l’empereur Septime Sévère est né au milieu du IIes. ap. J.-C. à Lepcis Magna, autre ville portuaire d’importance aux origines puniques. Ses habitants se sentaient-ils plus africains que romains ?
Lepcis Magna (Libye). Avec son mur de scène imposant et ses gradins en demi-cercle, le théâtre de Lepcis est un exemple caractéristique de la variante romaine de ce type d’édifice d’origine grecque (source : Iconem)
Lepcis Magna est une vieille ville punique située sur le littoral de Tripolitaine : son port commercial et la richesse de son arrière-pays font d’elle une ville déjà importante lorsqu’elle intègre la province romaine d’Afrique, bien avant d’être élevée au statut de colonie sous le règne de l’empereur Trajan, en 110 ap. J.-C. – une période faste pour Lepcis qui reçoit un cirque et trois arcs honorifiques sous le règne de Trajan et de ses successeurs. Mais la ville était de longue date dotée d’un forum bordé de portiques, d’un grand marché (9-8 av. J.-C.), d’un théâtre (1-2 ap. J.-C.), d’un amphithéâtre (56 ap. J.-C.) et de plusieurs temples qui témoignaient de sa romanité : un temple en l’honneur de Jupiter Dolichenus, d’Hercule, de Liber Pater et d’Auguste et de Rome. Forte de 100 000 habitants, Lepcis Magna possède une parure monumentale digne des villes romaines de premier plan.
Lepcis Magna connaît un regain monumental lorsque Lucius Septimius Severus devient empereur : il est le fruit de l’union d’une famille d’origine italienne, les Fulvii, et d’une famille lepcitaine, les Septimii (son grand-père fut suffète, c’est-à-dire magistrat principal de la ville). Un nouveau forum est alors construit avec une basilique à absides et un temple en l’honneur de la nouvelle dynastie impériale. Une voie à colonnades de 50 m de large se met en place sur plus de 400 m de long alors qu’en 203, un splendide arc à quatre baies construit en l’honneur de la famille impériale s’installe au carrefour des principaux axes du réseau viaire. Au même moment, le Sénat de Rome offre à l’empereur un arc à trois baies non moins monumental sur le forum – une simultanéité qui rappelle le propos de Cicéron : il n’y a pas d’incompatibilité entre sa patrie de naissance et sa patrie de citoyenneté, on peut être en même temps citoyen de Lepcis Magna et de Rome.
Le Musée de la Romanité à Nîmes propose, jusqu’au 8 mars 2020, une étonnante exploration virtuelle de l’Empire romain. Grâce aux formidables capacités des nouvelles techniques de numérisation, le visiteur est amené à voyager dans l’Histoire au fil de projections spectaculaires des sites archéologiques de Palmyre, Aphrodisias, Lepcis Magna ou encore Pompéi. Alliant monuments méconnus et symboles du patrimoine mondial, l’exposition « Bâtir un Empire » invite à découvrir les modèles urbains et architecturaux des cités romaines, si différents et à la fois si semblables.
A venir, deux conférences
« Reconnaître la marque de Rome : architecture monumentale et urbanisme des villes de l'Empire », lundi 10 février 2020, Musée de la Romanité (Nîmes), 18h30-20h, par Vivien BARRIERE, archéologue, enseignant-chercheur en histoire-archéologie à CY Cergy Paris Université, conseiller scientifique de l'exposition « Bâtir un Empire »
« Quel avenir pour les sites antiques romains ? L'exemple de Lepcis Magna (Libye) et du pillage archéologique », mercredi 4 mars 2020, Musée de la Romanité (Nîmes), 18h30-20h, par Vincent MICHEL, directeur de la Mission Archéologique Française en Libye, enseignant-chercheur en histoire de l'art et d'archéologie de l'Antiquité orientale à l'université de Poitiers
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