Dans le climat de tension qui traverse la France et même qui s’y enracine depuis 2015 (attentats terroristes, insécurité quotidienne, colère, indignation et violences de gilets jaunes, luttes syndicales acharnées contre la réforme des retraites, impopularité chronique de l’exécutif, mécontentement général, ressentiment majoritaire) un nouveau thème de discorde de clivage est en train de s’installer.
Selon d’illustres avocats, d’éminents universitaires, de nombreux intellectuels et plusieurs personnalités politiques radicales, la France d’Emmanuel Macron serait en train de s’engager sur la pente redoutable de l’autoritarisme. Il y aurait chez notre jeune président de la République une tentation césarienne ou bonapartiste. Le pouvoir se durcirait, la violence d’Etat menacerait, les libertés vacilleraient. Le spectre d’une France illibérale rôderait. La France ne serait plus terre de libertés mais pays de contraintes. Le poids d’un exécutif de plus en plus concentré, de plus en plus barricadé, de plus en plus brutal, s’alourdirait sans cesse. Selon certains et certaines, aux deux extrémités de la scène politique, il y aurait risque de dictature sournoise, péril pour la démocratie. Pour les plus modérés, l’état d’alerte serait atteint.
Contrairement à ce que pensait Talleyrand, ce qui est exagéré n’est pas toujours insignifiant. Qu’il existe dans la France de 2020 des sujets de préoccupation, d’inquiétude, voire de critiques solidement étayées en matière de libertés publiques, d’ordre républicain, de respect des principes de laïcité, de réglementation électorale, des droits de l’opposition ou même du Parlement, sans aucun doute. La réforme des retraites constitue un sujet majeur et on ne peut pas dire que sa phase parlementaire s’annonce sous les meilleurs auspices. Pas assez de temps, pas assez d’informations, pas assez de vérifications. Si le Sénat tire le maximum de ses prérogatives, on ne peut pas en dire autant de l’Assemblée nationale. Face à la violence épuisante des manifestations de gilets jaunes, les forces de l’ordre ont trop souvent recouru à une brutalité dangereuse, d’ailleurs largement relevée par la presse internationale. Jusqu’ici, les choses se sont mieux passées face aux défilés syndicaux, beaucoup mieux organisés et plus expérimentés. La lutte indispensable et même prioritaire contre le terrorisme passe effectivement par des restrictions des libertés traditionnelles. Que tout remonte au palais de l’Elysée, qu’il y ait personnalisation accentuée du pouvoir, bref, que la France vive en monarchie constitutionnelle, cela ne fait pas de doute, même si cela n’est pas vraiment neuf. Des sujets d’alarme et de préoccupation existent donc bel et bien.
Encore faut-il ne pas caricaturer et grossir le trait jusqu’à parfois l’absurde. Quel est ce pays taxé d’autoritarisme, voire d’autocratie et pour certains d’absolutisme où l’on a voté le plus librement du monde en 2019 (européennes), où l’on est sur le point de le faire de nouveau (municipales) et où on le fera derechef en 2021 (régionales et départementales), puis en 2022 (présidentielle et législatives) ? On ne peut pas soutenir que les Français n’ont pas la possibilité de s’exprimer et de sanctionner. Par ailleurs, s’il est vrai que ce pouvoir multiplie bourdes et maladresses, celles-ci sont sanctionnées sans frémir par le Conseil d’Etat, la Cour des comptes, le Conseil constitutionnel : les exemples récents ne manquent pas. Ce pouvoir, où trop d’amateurisme, d’absence de sens politique et d’expérience se fait sentir (la question de ses choix est un autre problème) est très régulièrement puni par où il pèche. Au demeurant, l’information continue et les réseaux sociaux placent en permanence le pouvoir sous pression et même en examen. A regarder ou entendre les uns et les autres, à observer les comportements des autorités constitutionnelles, judiciaires ou de contrôle, il est difficile de se croire en Hongrie ou en Pologne. La France est une démocratie imparfaite (comme toutes les autres) mais assurément pas illibérale.
Au demeurant, s’il est sain de pouvoir compter sur une vigilance critique permanente et sur une capacité d’indignation aux aguets, il ne faut pas ignorer pour autant la tentation autoritaire qui existe chez une fraction significative des Français, comme le démontrent sondages d’opinion, votes et a fortiori des réseaux sociaux. La tentation illibérale est bien plus celle d’un tiers ou de 40 % de citoyens que celle des dirigeants : s’ils dérapent, ceux-ci sont au demeurant aussitôt sanctionnés, alors que ceux-là ne le sont pas, ne peuvent pas l’être et même ne doivent pas l’être. Face à des phénomènes aussi centraux que l’immigration, l’insécurité, le terrorisme, le communautarisme, une partie significative des Français réclament non pas moins d’autoritarisme mais au contraire plus d’autoritarisme et de répression, un durcissement des lois, des peines et du maintien de l’ordre. Cela ne signifie pas qu’il faille être moins attentif ou moins vigilant sur le front des libertés et des équilibres constitutionnels, mais la tentation illibérale se loge principalement à la base et non pas au sommet : en particulier dans l’électorat même de ceux qui crient au loup illibéral face à notre imparfait exécutif. Donc, à la droite de la droite, à l’extrême droite, parfois à l’extrême gauche et plus largement chez les abstentionnistes dépolitisés.