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Chronique «Philosophiques»

Déchéance de moralité

Chronique «Philosophiques»dossier
Le refus des troupes LREM de considérer le deuil des parents s’apparente à une absence de «care» qui se ressent comme une ultime violence.
publié le 6 février 2020 à 19h21

L'amateur de culture pop ne peut s'empêcher de penser, devant la vision d'horreur qu'offre en ce moment la majorité présidentielle, à la série The Walking Dead - elle aussi en perte de vitesse, mais qui reste plus correcte que la bande abominable qui s'est affichée en votant contre une proposition de porter de cinq à douze jours le congé prévu par le code du travail pour des parents ayant perdu un enfant mineur. Mais encore plus que cette vision, c'est bien les discours entendus qui sont effrayants. Les Walking Dead au moins ne parlent pas (je parle des vrais zombies - puisque les dernières saisons ont introduit les «chuchoteurs» qui, déguisés en Marcheurs, piègent les malheureux humains). En réaction à une proposition qui avait une sorte d'évidence morale, les paroles venues tout «naturellement» à la clique LREM ont diffusé une sensation d'inhumanité : «Est-ce que c'est normal que ce soit la petite entreprise qui paie 100 % ça ?» (Muriel Pénicaud, ministre du Travail) ; «Quand on s'achète de la générosité à bon prix sur le dos des entreprises, c'est quand même un peu facile», (Sereine Mauborgne, élue LREM). Ces expressions («à 100 %», «facile», «à bon prix») sur un tel sujet relèvent simplement de l'indécence. Au sens, également, de la «société décente» que prône le philosophe Avishai Margalit, la société qui évite autant que possible l'humiliation d'autrui, et en l'occurrence qui évite d'humilier notre communauté entière par des mots qui expriment ce que l'humanité a de plus vil et de «mesquin» (a dit François Ruffin).

L'angoisse que suscitent de telles expressions n'est pas seulement celle d'une absence d'humanité - comme l'a suggéré de façon tout aussi inquiétante le Président, à qui en réalité ces élus se sont contentés de faire écho, imitant servilement ses moqueries sur le «pognon de dingue», faisant du zèle pro-capital au point d'embarrasser le Medef, ou ricanant des grévistes de la RATP obligés d'arrêter car ils n'en ont plus du tout, de pognon. C'est plutôt l'angoisse d'une humanité moralement dégradée, purement malveillante - que j'avais définie comme «la République de la malveillance» (1).

La magnifique série israélienne Our Boys (Hagai Levi, Joseph Cedar, Tawfik Abu Wael, 2019) se construit ainsi autour du deuil d'un enfant palestinien (et d'autres enfants, comme l'indique le titre), mettant en évidence, s'il était besoin, dans son attention aux parents, ce point extrême de vulnérabilité qui signale une humanité partageable.

«Faire preuve d'humanité.» Comme s'il fallait des preuves pour l'humanité ; comme si aux élus de 2017, qui sont censés incarner un esprit neuf et bienveillant, il fallait désormais, pour citer l'un d'entre eux, «des relais et des capteurs pour faire remonter» les affects élémentaires ; comme si l'humain était aussi affaire de «rappel» ou de directive. Une telle perte de contact avec sa propre humanité, avec le sens partagé des mots, avec la morale ordinaire signale un pas de plus dans l'absence de souci des autres, ce «I don't care» qui est le sous-texte de toutes les politiques du gouvernement Macron - c'est-à-dire de la réforme des retraites aux projets sur les universités, prendre aux plus vulnérables pour «redistribuer» aux plus favorisés, et expliquer que c'est très bien, puisque le «bien» est défini par ce qui est bien pour eux, les favorisés. Ce moralisme est antidémocratique car il exclut radicalement des décisions celles et ceux qui seront les premiers touchés par ces politiques ; il est immoral car vit du déni de l'importance de celles et ceux, invisibles et pas toujours «gagnants» qui sont les plus utiles à la société, qui en prennent soin.

Le «care», dans un tel contexte de dégradation morale, peut et doit devenir, d'un principe parfois vu comme gentillet, notre arme politique ; car il est une forme d'absence de care - de carelessness - qui se ressent désormais et fatalement comme une ultime violence. C'est cette violence qui se symbolise dans le refus de considérer le deuil des parents et qui émergeait dès l'automne 2018 avec le rejet par les députés LREM - cette fois sous la houlette du ministre de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer - d'une proposition de loi pour l'inclusion des élèves en situation de handicap qui intégrait une réforme du statut des accompagnants - au prétexte de la tenue d'une «concertation» à venir. On sait maintenant ce que veut dire ce mot, «concertation», comme celui de «démocratie».

Le «care», justement, qui a pour définition minimale l'inversion de cette violence, l'attention démocratique aux plus faibles et aux situations particulières, avait été décrié il y a juste dix ans, quand Martine Aubry avait tenté d'en faire un principe socialiste - suscitant ironie et critiques dans son propre parti, et précisément dans cette classe politicarde et cynique qui, il y a quelques années, s'est ralliée à LREM et a constitué le gros de ses troupes et de l'Assemblée des Walking Dead qui permet à Macron de gouverner contre le bien commun. Il faut espérer que tout comme la «déchéance de nationalité» avait sonné le glas de la présidence Hollande, cette déchéance de moralité - largement annoncée depuis ses débuts - soit la fin de la présidence Macron.

(1) Analyse à retrouver sur www.libération.fr.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.