Tribune. Les hommages affluent depuis l’annonce de la mort d’Albert Aghazarian à Jérusalem le 30 janvier. Enfant du pays, qui se présentait à la fois comme arménien et palestinien, tout en rejetant les frontières étroites des nationalismes, Albert était né le 18 août 1950 dans une famille arménienne qui s’était installée dans la ville lors de la deuxième vague d’arrivée des rescapés du génocide à partir de 1919.
L’histoire de sa mère, Elise, résume à elle seule un siècle d’histoire des réfugiés arméniens, comme elle l’expliquait en montrant ses différents passeports, palestinien (de l’époque du mandat britannique), jordanien, puis sa carte de résidente de Jérusalem octroyée par le gouvernement israélien après l’occupation de 1967. Elle avait secondé son mari, Arsen, cuisinier, en tant que chef de famille, qu’elle avait remplacé après sa mort en exerçant le métier de couturière pour la bourgeoisie palestinienne de Jérusalem. C’est dans ce milieu qu’Albert le cosmopolite avait fait l’expérience de la diversité culturelle de la société palestinienne. Fréquentant ensuite l’établissement des Frères des écoles chrétiennes, il y avait appris le français, l’anglais et l’arabe qu’il pratiquait avec brio. La langue de la maison était l’arménien et il parlait le turc avec sa grand-mère. Plus tard il apprendra l’hébreu et un peu d’espagnol.
Esprit libre
Albert a eu une vie bien remplie, à la fois sur le plan personnel, professionnel et politique. Il ne se laissait pas enfermer dans des catégories pré-établies. Il traversait les frontières identitaires avec une grande aisance, aidé en cela par son multilinguisme. C’était un esprit libre, rétif à toute forme d’idéologie, soucieux de droit et de justice. Titulaire d’une licence en sciences politiques de l’université américaine de Beyrouth, il se rendra aux Etats-Unis pour préparer un master en études arabes contemporaines à l’université Georgetown de Washington. Il aurait pu faire carrière dans ce pays mais c’est en Palestine, et plus particulièrement à Jérusalem qu’il voulait vivre. Il a vécu dans le quartier résidentiel du monastère arménien Saint-Jacques jusqu’à ce jour funeste où la maladie l’a emporté. Faut-il souligner que c’est quelques heures avant le dévoilement du «plan de paix» du président américain Donald Trump qu’il s’en est allé, pour s’épargner une ultime humiliation en tant que Palestinien ?
Il n’a jamais cherché à faire carrière. Il n’a pas écrit de livres. Il préférait contribuer à des ouvrages collectifs. Mais c’était surtout un homme de l’oral, d’une éloquence rare, en particulier en arabe, un homme de communication et d’échange. Excellent enseignant, le savoir qu’il dispensait à ses étudiants n’était pas uniquement livresque. Grand lecteur, comme le témoignait sa riche bibliothèque dont les livres tapissaient les murs de son salon dans une pièce voûtée du monastère, il cherchait surtout à partager son expérience quotidienne de la ville dont il connaissait chaque recoin et chaque monument. Ses visiteurs étrangers, diplomates, hommes politiques, membres d’organisations gouvernementales et non gouvernementales, chercheurs, journalistes, tous profitaient de ses connaissances qu’il communiquait avec passion et générosité. S’il a refusé les postes de diplomate (à l’Unesco, au Royaume-Uni…) que lui avait proposés l’Autorité palestinienne, il a exercé cette fonction de manière informelle dans son salon. Lui qui n’était pas un homme d’appareil, il a grandement contribué à faire connaître les causes arménienne et palestinienne dans le monde.
Négociateur
Il a mis ses talents de négociateur au service des relations publiques de l’université palestinienne de Birzeit dont il fut le porte-parole, en particulier à l’époque de la première intifada où il était amené quotidiennement à plaider la cause des étudiants arrêtés aux checkpoints auprès des militaires israéliens. Ce rôle de négociateur, il l’a particulièrement assumé lors des pourparlers de paix à Madrid en 1991 en tant que membre de la délégation palestinienne.
Et c’est naturellement qu’après la retraite, ce passionné des langues s’est orienté vers le métier de traducteur et d’interprète, traduction d’ouvrages scientifiques de langue arabe en anglais, traduction simultanée dans les conférences, interprétariat dans les tribunaux. Ses trois enfants, Elise, Arda et surtout Arsen l’ont suivi dans cette voie. Amoureux de la langue française, il s’amusait à retrouver l’étymologie des mots et des expressions.
Le peuple arménien se plaint toujours de la disparition des communautés de la diaspora au Moyen-Orient. Or l’exemple d’Albert Aghazarian, membre d’une communauté arménienne extrêmement réduite numériquement, montre que l’importance de la diaspora arménienne dans un pays n’est pas une question de nombre mais de qualité de présence. Ses obsèques ont été un moment de vérité à cet égard. Son épouse Madeleine me disait qu’il avait réussi à réunir autour de son cercueil toutes les composantes de la population de Jérusalem. Comme il avait réuni toutes les composantes de la population arménienne : ceux résidant dans le monastère et ceux résidant à l’extérieur, les membres des différentes associations culturelles ainsi que les fanfares de leurs scouts respectifs, les vieux comme les jeunes. Lui qui n’adhérait à aucune de ces structures a été honoré par toutes. Lors d’une cérémonie funéraire à Ramallah, il a reçu les hommages des autorités civiles et politiques palestiniennes, du corps diplomatique, des institutions religieuses, de ses anciens collègues et étudiants d’université. Pour tous c’était d’abord l’enfant de Jérusalem, son ambassadeur, aux identités multiples qu’il vivait sans conflit, naturellement.
Puisse son exemple être une source d’inspiration pour tous ceux qui s’accrochent encore aux identités meurtrières.