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Chronique «Politiques»

L’ensauvagement de la vie politique

Chronique «politiques»dossier
Les réseaux sociaux ont permis depuis vingt ans une irrésistible ascension de la haine, et l’émergence d’une opinion publique avec sa propre vérité.
(Illustration Libération)
publié le 19 février 2020 à 18h21

Soixante-douze pour cent des Français se disent inquiets pour le débat démocratique, selon un sondage Elabe daté de lundi. Ils ont raison. Cela prouve qu’ils ont bien compris la nouveauté et le danger de la situation actuelle : un climat politique de plus en plus violent et la constitution de deux univers de plus en plus antagonistes, celui de la démocratie représentative et celui des réseaux sociaux. Commentateurs et essayistes soulignent à l’envi l’approfondissement des fractures françaises. Celle qui se dessine, et qui confronte la démocratie des urnes et la démocratie d’Internet, sera sans doute à terme plus dangereuse encore que les fractures territoriales, sociologiques, religieuses, partisanes ou culturelles. Comme si la légitimité du suffrage universel majoritaire était remise en cause par la vitalité d’une démocratie directe minoritaire s’enracinant sur Facebook ou Twitter.

La montée de la violence politique, chacun peut déjà la mesurer. En réalité, elle ne cesse de s'accroître depuis plusieurs années, mais elle s'est accentuée depuis l'élection d'Emmanuel Macron. Le rythme et l'ampleur des réformes ont provoqué des conflits sociaux de plus en plus âpres. Réforme du code du travail, du statut de la SNCF, de l'assurance chômage et, maintenant, des retraites. Le Président avait annoncé durant la campagne de 2017 son intention de mener la «transformation» de la France. Il tient parole et il modifie - modernise pour les uns, démantèle pour les autres - le modèle social français. Il n'est pas responsable des fractures territoriales, sociologiques, économiques ou culturelles. Il les a trouvées en arrivant et elles se sont creusées peu à peu depuis trente ans.

L’addition de ces contentieux et de ses initiatives débouche néanmoins sur une violence accrue. Gilets jaunes, grèves et manifestations contre les retraites, la France est en effervescence depuis deux ans. La brutalité des affrontements a fait des centaines de blessés. La violence a débouché sur des agressions contre les permanences des députés LREM, parfois contre leurs domiciles. Emmanuel Macron lui-même fait l’objet d’une intense détestation chez ses opposants. On l’injurie, on le menace, on le pend en effigie ou on plante sa tête sur une pique factice. Il y a contre lui des simulacres de révoltes hébertistes, comme en 1793 ou en 1794.

La nouveauté, c’est en effet le retour historique de la haine. En mai 1968, il y avait de l’espoir chez les uns, de la peur chez les autres, mais pas de haine. En mai 1981, quasi le même cas de figure. Depuis 2017, en revanche, elle suinte dans les propos des dirigeants d’extrême gauche (François Ruffin est un multirécidiviste) ou d’extrême droite (Marine Le Pen l’incarne comme personne). Dans les manifestations, on voit bien que s’exprime une haine spécifique envers Macron, symbole, incarnation et même quintessence de l’ennemi de classe. Ce qui s’entend dans les rues déferle et emporte tout sur les réseaux sociaux, l’autre lieu du combat politique. Là, sur des sites, dans des blogs, au détour de vidéos, c’est un tsunami de violence verbale, d’interpellations, d’exécrations, d’ostracisme. La haine s’y déploie sans entrave, encouragée par l’anonymat, cette machine à fabriquer pour les lâches la délation sans risque, et par l’écho puissant de centaines de milliers de followers. C’est une force montante qui s’impose chaque année davantage et se moque des lois ordinaires. Il n’y a ni limite ni entrave réelle, sauf à agir à visage découvert et à se mettre délibérément en infraction. La caisse de résonance offerte par les plateformes, peu et fort mal régulées, permet à une opinion publique sauvage de se forger, en parallèle et en opposition à l’opinion publique classique.

On a assisté depuis vingt ans à cette irrésistible ascension. En 2005, ce sont les réseaux sociaux qui ont porté le non au référendum sur la Constitution européenne, à grand renfort de mensonges et de fausses révélations. En 2017, des réseaux notoirement liés au Kremlin ont tenté d’infléchir le vote français, comme ils sont intervenus massivement durant la campagne du Brexit ou contre Hillary Clinton. Aujourd’hui, le Kremlin n’y est cette fois pour rien, mais à propos de la réforme des retraites, les réseaux sociaux accumulent les fausses informations. La maladresse permanente du gouvernement l’y expose. Rien de plus facile que de jouer sur les peurs légitimes (que deviendra ma retraite ?), sur les préjugés et sur les détestations. Face aux réseaux sociaux, la propagande gouvernementale n’a d’ailleurs aucune chance.

Il y a désormais deux vérités, deux convictions, deux univers : le débat public avec les mass media traditionnels et même avec l'information continue d'un côté, et puis la vérité des réseaux sociaux de l'autre. Le débat public est imparfait mais contradictoire et vérifiable. Les réseaux sociaux, eux, sont incontrôlables (en tout cas incontrôlés) et peuvent charrier, sans risque, fausses vérités et vrais mensonges, fantasmes et conspirationnisme. Rien d'étonnant à ce que les nationalismes en soient partout les grands bénéficiaires. Les réseaux sociaux deviennent le terreau même, l'instrument favori de l'extrémisme. Dans les années 30, la propagande extrémiste éclipsait la propagande officielle. Au XXIe siècle, l'univers des réseaux sociaux dégage la route de l'extrémisme sous le regard impuissant du vieux monde.