«J'ai été surpris d'entendre à votre micro Olivier Faure, que je connais bien et que j'ai accompagné dans ses divorces et ses séparations. J'ai été étonné de ses leçons de morale.» C'est le ministre de l'Intérieur qui parle, à la matinale de France Inter. Il s'attaque au chef du Parti socialiste (PS), lequel vient de déclarer que les sextos de Benjamin Griveaux relevaient «d'une légèreté incroyable».
Il y a quelque chose de glaçant, et de sidérant, dans l’attaque de Christophe Castaner contre Olivier Faure. Sauf erreur, cette insinuation mafieuse, d’un politique de haut niveau à un autre, sur le mode «tiens-toi tranquille, on connaît l’école de tes enfants, ce serait dommage qu’il leur arrive quelque chose» est une première en France. C’est bien ainsi qu’on s’imagine la politique russe, mais nous pensions en être préservés.
Dans la belle démocratie française, ce type d'intimidations étaient toujours restées policées. «Clermont-Ferrand, une ville que vous connaissez bien», avait lancé Valéry Giscard d'Estaing à François Mitterrand lors du débat présidentiel de 1981, en allusion à sa seconde famille, mais personne n'était alors en état de comprendre. Quant au chantage à la révélation exercé par Jean-Edern Hallier contre François Mitterrand, à propos encore de la seconde famille, il ne provenait pas d'un politique au pouvoir.
Telle que proférée, sans faits plus précis, sur le mode de l'insinuation, la tirade laisse penser qu'il y a du sale, du pas net, dans «les divorces et séparations» de Faure. C'est d'une brutalité aussi sidérante que le «camp contre camp» du préfet Lallement (contre le camp adverse, après tout, tout est permis), ou que le «ferme ta gueule !» du général Georgelin à l'architecte en chef des Bâtiments de France à propos de la reconstruction de Notre-Dame.
Qu’on ne conclue pas au dérapage : à cette heure, aucun ministre n’a désavoué ni Castaner, ni Lallement, ni Georgelin. Le pouvoir assume donc les nouvelles règles, même si on peut parfaitement soutenir que cette brutalité répond à la brutalité de l’offensive de Piotr Pavlenski. Mais si le gouvernement de la France pratique désormais lui aussi «l’artivisme», ou la performance politique, ou le kompromat, il faut le dire.
A moins que Pavlenski reste l'auteur indirect de la performance sans fin. Aux yeux de Pavlenski, ce n'est pas l'action de se coudre les lèvres, de se clouer le scrotum sur la place Rouge ou de mettre le feu à une succursale de la Banque de France qui constitue la performance. La performance commence à l'arrivée de la police, et continue aussi longtemps que restent incandescentes les traces du scandale. «Son projet d'opposition par l'action artistique à tout pouvoir jugé oppresseur se transpose très bien sur le sol français. Tout comme en Russie, ses actions provoquent ici le trouble, l'indignation et le dégoût, elles font des vagues et secouent la société. C'est l'objectif. Nos réactions font partie de la performance», analyse sur Facebook la chercheuse Anna Colin-Lebedev, maîtresse de conférences à l'université de Paris-Nanterre.
Toutes nos réactions ? Oui, toutes, puisque tombent les frontières du réel avec l'art. Jusqu'à l'ambassade russe en France qui, note le Monde, semble abandonner toute réserve, «likant» sur son compte Twitter officiel un message expliquant que «Benjamin Griveaux a été placé sous protection policière. En effet, la police veut s'assurer qu'il ne se masturbe plus devant une caméra…»
Envisagés comme des éléments d'une vaste fresque artistique, tous les épisodes de la réaction en chaîne à «l'affaire» apparaissent sous une autre lumière. Non seulement la brutalisation Castaner, mais des événements en apparence aussi dissemblables que la photo volée de l'arrestation musclée de Piotr Pavlenski en couverture de Match, l'émergence du personnage Joachim Son-Forget, le ralliement de «l'indépendant» Gaspard Gantzer à la candidate du pouvoir Agnès Buzyn, la divulgation d'un message enregistré de 2011 de l'ex-ministre Aurélie Filippetti à l'avocat-activiste Juan Branco, l'électricité de la présentatrice de BFM Apolline de Malherbe face au même Juan Branco, tout ce déballage, toute cette fureur, toute cette fébrilité paniquée : quel scénario ! Quels artistes ! Quel splendide éclairage de la décomposition générale ! On n'est peut-être pas dans une dystopie, mais dans une performance. A moins que la performance ne soit qu'un chapitre de la dystopie générale.