Il y a quelques années, une amie, qui venait de prendre un poste de directrice financière dans une usine en province, a été rapidement confrontée à des difficultés : suite à la délocalisation d'une partie de sa production, l'usine se retrouvait surdimensionnée par rapport aux nouveaux volumes ; les difficultés de trésorerie se sont accumulées, elle me racontait la difficulté à payer ses fournisseurs, les retards dans la chaîne de production, de livraison, la réputation de l'entreprise dégradée auprès de ses clients. Elle m'a appelé un jour, soulagée m'annonçant qu'elle venait d'obtenir un prêt de sa banque, assez inespéré. Ça lui donnait quelques mois de trésorerie, quelques mois pour redresser la situation. «C'est bientôt les élections… on a de la chance.»
Je suis peut-être naïve mais sa remarque m’a franchement sciée. Non pas qu’un élu essaie de sauver une usine avant les élections, pour éviter les licenciements qui font tache, mais qu’une banque accepte de l’aider. Quelques mois plus tard, la Banque de France annonçait l’ouverture de ses données aux chercheurs. Parmi toutes les données disponibles, se trouvait une base donnant un accès anonymisé à toutes les lignes de prêt contractées en France entre une entreprise et sa ou ses banques.
C’était une aubaine pour les chercheurs français. J’en ai parlé avec Adrien Matray, jeune prodige français, professeur d’économie à Princeton. Il maîtrisait tout à fait les méthodes pour traiter ces millions de données. Notre idée était de vérifier si cette histoire était exceptionnelle ou si on retrouvait ce genre d’anomalie de façon systématique dans les données : est-ce que le crédit bancaire avait tendance à augmenter l’année précédant les élections en France ? Je me souviens un après-midi passé devant les données avec Adrien de retour des Etats-Unis dans la salle ultra-sécurisée de la Banque de France.
Puis Adrien a embarqué avec nous Noémie Pinardon-Touati, qui entre autres, fait des prouesses avec les données, capable de coder n’importe quoi dans n’importe quel langage. Je prends un énorme coup de vieux… Le travail empirique peut commencer et il avance vite : la méthode consiste à «fabriquer» un groupe de traitement et un groupe de contrôle, comme en laboratoire… après tout, le crédit ne devrait augmenter que quand l’élection est serrée et quand l’élu a une certaine influence nationale ou locale. C’est notre groupe de traitement… et ça marche : le crédit augmente bien de façon différenciée avant les élections dans les circonscriptions où le candidat en place n’est pas assuré de sa réélection et quand il a une carrière politique déjà bien établie.
Nous avions une partie de notre histoire ! Oui mais pourquoi les banques font-elles ça ? Nous ne travaillons qu’avec des crédits accordés par des banques privées. Pourquoi ces banques accorderaient-elles des faveurs à des élus ? Peut-être ceux-ci siègent-ils au conseil d’administration (CA) de banques et peuvent ainsi influencer l’octroi de prêt quand ça les arrange ?
En à peine une semaine, Noémie reconstitue la composition du CA de toutes les banques coopératives françaises («avec un peu de web scraping tu sais, tu trouves tout»). Un député et 6 maires sur 1 500 membres. Ça n'était donc pas ça. Nous pensons à un échange de faveurs mais lequel ? Et si ça se passait du côté des prêts aux entités publiques suggère Noémie dont le père travaillait dans le financement du secteur hospitalier.
Comment le montrer ? Nous avons de la chance : la Banque de France dispose aussi des données de prêts aux établissements publics. Bingo ! Ces données révèlent que les banques qui accordent des prêts «extra» l'année précédant les élections gagnent des parts sur le marché des prêts aux collectivités locales et autres établissements publics juste après les élections, quand le candidat est reconduit. Et elles perdent des parts si le candidat n'est pas réélu, comme si elles étaient punies par le nouvel élu… Or, le taux d'intérêts appliqué aux collectivités locales est anormalement élevé. Un vrai petit renvoi d'ascenseur, sur le dos du contribuable ! Nous avons reçu de nombreux mails depuis la publication du document de travail la semaine dernière, parfois bizarres, injurieux souvent encourageant ; un commentaire de banquier nous a fait rire : «Ils n'ont pas de preuves (1).» Quelques preuves statistiques quand même… mais en effet nous n'avons pas pris un élu et une banque la main dans le sac ! Ah et puis au fait, ces prêts l'année précédant les élections vont plutôt à des entreprises en difficulté comme celle de mon amie. Et son usine à elle a fermé l'année suivante : 130 personnes sur le carreau. Mais le député a bien été réélu.
(1) Private Credit Under Political Influence : Evidence from France, Anne-Laure Delatte, Adrien Matray et Noémie Pinardon-Touati, document de travail CEPR, le 14 février : https://cepr.org/content/free-dp-download-14-february-2020-private-credit-under-political-influence-evidence-france
Cette chronique est assurée en alternance par Ioana Marinescu, Anne Laure Delatte, Bruno Amable et Pierre-Yves Geoffard.