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Blog «Humeurs noires»

Tu mourras à vingt ans : "Mon film est une invitation à être libre"

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Ce premier long-métrage du réalisateur soudanais Abu Alala, dénonce la soumission extrême à la religion, aux croyances populaires et aux superstitions.
Dans « Tu mourras à 20 ans », le chef religieux d’un village soudanais prédit à une mère que son nouveau-né, Muzamil, ne vivra que jusqu’à sa vingtième année. PYRAMIDE DISTRIBUTION
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publié le 24 février 2020 à 9h22
(mis à jour le 24 février 2020 à 9h26)

Par Jean-Luc Gadreau*

Qu'est-ce que cela fait d'être vivant, mais en même temps mort de l'intérieur ? Comment peut-on vivre tout en anticipant la mort, respirer tout en sachant à chaque seconde que la mort est au coin de la rue ? Tu mourras à 20 ans d'Amjad Abu Alala aborde la question du poids de la croyance. C'est un regard sur la foi, ou plutôt sur son dilemme, dans une région particulièrement marquée pour sa dévotion aveugle à tout ce qui est spirituel. La foi nous rend-elle, en quelque sorte, plus vivants et plus attentifs à ce qui nous entoure ? Ou bien nous tire-t-elle en arrière lorsque, au nom de la piété ou de la tradition, nous perdons notre sens de l'aventure, notre volonté d'explorer la vie et l'amour pour donner la priorité aux opinions de la société qui nous entoure, à l'approbation des parents et que nous succombons à la pression de nos pairs ?

Ce sont là quelques-unes des questions très difficiles, et tout aussi complexes, qu'Abou Alala explore dans son premier long métrage. Tout en partageant certaines similitudes thématiques avec un autre premier film arabe remarquable (Le Miracle du saint inconnu d'Alaa Eddine Aljem, dont la première mondiale a eu lieu lors du dernier festival de Cannes dans la Semaine de la Critique), Tu mourras à 20 ans est une œuvre plus dense et plus complexe, filmée avec une photographie lumineuse, une bande-son obsédante et une approche étonnamment poétique qui la rend à la fois extrêmement réfléchie et pleine de fraîcheur candide, même si quelques scènes sont sans doute légèrement trop longues.

Une mère, Sakina (magnifiquement jouée dans une performance presque muette par l’actrice Islam Mubarak), se rend à un rituel religieux dans l’espoir de recevoir la bénédiction d’une des figures religieuses du village pour son fils nouveau-né. Lorsqu’un incident se produit sur place, on pense que le garçon est associé à une malédiction qui ne le fera vivre que jusqu’à l’âge de 20 ans. Incapables de se débarrasser de la malédiction, malgré leur extrême dévotion, la mère et le fils partagent une vie qui s’apparente davantage à la mort puisqu’ils comptent les jours jusqu’à ce que Muzamil atteigne l’âge de 20 ans, et quitte donc ce monde. En anticipant la mort pendant ces années, ils se transforment en morts-vivants dont la maison ressemble à une tombe et dont les cœurs ne font que fonctionner automatiquement. Au fond d’eux-mêmes, ils sont partis depuis longtemps, sans aucune volonté de vivre, sans aucun espoir en vue.

Ce qui rend le film d'autant plus unique et certainement stimulant pour tous ceux qui refusent l'abnégation comme mode d'existence, c'est ce choix de prendre un protagoniste délibérément passif et le placer dans diverses situations qui cimentent encore plus sa réticence à changer un destin qui lui est imposé. Ainsi, lorsque le changement se produit vers la troisième partie du film, dans un final vraiment magnifique, on comprend qu'Abu Alala n'est pas intéressé par un cadre narratif conventionnel où un personnage est soudainement éclairé pour changer de chemin, ni par une catharsis dramatique qui change sa vie. En représentant une soumission extrême à la religion, au destin et aux superstitions, le réalisateur met le spectateur au défi de se connecter avec un tel personnage passif. Pour certains, cela peut être frustrant. Mais la réalité est ainsi et sans doute bien pire encore avec tant de personnes complètement enfermées dans une vie qu'ils n'ont pas choisie, façonnées par des destins scellés. C'est d'ailleurs ce qu'explique Abu Alala : « Le film montre comment une forte croyance peut affecter la vie des gens – et la façon dont cette foi peut être instrumentalisée politiquement. Le gouvernement soudanais d'Omar el-Béchir a utilisé l'Islam pour faire taire le peuple – quand quelqu'un dit « C'est la parole de Dieu », plus personne ne peut parler… Mon film est une invitation à être libre. Rien ni personne ne peut vous dire : voici votre destin, il est écrit quelque part. C'est à vous de décider ce que sera votre vie. »

*Jean-Luc Gadreau est critique cinéma et attaché de presse du Jury œcuménique au Festival de Cannes. Pasteur et chargé de communication de la Fédération Baptiste (membre de la Fédération Protestante de France et du Conseil National des Évangéliques de France). Artiste, musicien et chanteur depuis le milieu des années 80, il est aussi auteur du livre « Sister Soul - Aretha Franklin sa voix, sa foi, ses combats » édité en Mai 2019 chez Ampélos.