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Tribune

La vie privée des femmes a toujours été une affaire publique

L'«affaire Griveaux» révèle une différence de traitement genrée de la publication de contenus intimes d'une personne sans son consentement. Lorsque la vie privée d’une femme est relayée dans les médias, combien dénoncent de tels actes ?
Benjamin Griveaux, le 14 février. (Photo Lionel Bonaventure. AFP)
par Jennifer Merchant, politologue
publié le 25 février 2020 à 19h00

Tribune. Le soutien massif et unanime de la part des politiques, intellectuels, journalistes, médias, réseaux sociaux, et convives dans tous les dîners en ville pour dénoncer la violation de la vie privée de Benjamin Griveaux est impressionnant et sans nul doute salutaire. Toutes ces voix qui s'élèvent posent aussi une question que personne sur les plateaux de télévision, dans les émissions de radio ou sur les réseaux sociaux n'évoque. Où étaient et où sont ces mêmes défenseurs vaillants de la protection de l'intimité d'un homme lorsqu'une femme subit le même sort ? Absents, car la vie privée des femmes est toujours une affaire publique.

La vie intime des femmes a toujours fait l’objet d’opprobres, de révélations, de dénonciations et d’actions violentes dans l’espace public, y compris et peut-être surtout à travers des lois. De la «fille facile» à la «pute», en passant par la «veuve joyeuse», le corps et la sexualité des femmes ont toujours été et sont encore sujet de jugements moraux, de critiques et surtout d’ostracisme dans de nombreux pays encore. Des «sorcières» de jadis qu’on brûlait vivantes jusqu’aux milliers de femmes d’aujourd’hui qui reçoivent en pleine figure des bouteilles remplies d’acide car non-vierges ou infertiles, combien de plateaux de télévision pour venir à leurs secours ? Où étaient, où sont les défenseurs du respect de la vie privée des femmes qu’on a stérilisées de force aux Etats-Unis jusqu’en 1977 car jugées «inaptes» à procréer ? S’expriment-ils en chœur lorsque des femmes meurent aujourd’hui suite à un avortement clandestin car l’accès y est interdit ou trop cher ? Où sont les porte-parole du respect de la vie privée des milliers de femmes rejetées par leurs communautés car porteuses du VIH qui leur a été transmis par des hommes ? Qui monte au créneau en masse pour dénoncer l’emprisonnement des femmes qui enlèvent tout simplement un foulard de leur tête, ou encore pour empêcher les atroces décapitations des femmes soupçonnées d’une liaison extraconjugale.

Sites pornographiques à large audience

En comparaison avec ce que Benjamin Griveaux a subi, que se passe-t-il lorsque la vie privée d'une femme connue ou célèbre est violée et relayée dans tous les médias ? Y a-t-il un soulèvement immédiat et soutenu pour dénoncer de tels actes ? Non. Et pire encore, les photos ou vidéos balancées dans l'espace public qui concernent toutes les femmes qui en sont victimes y sont encore. Contrairement au site pornopolitique.com de Piotr Pavlenski, créé en novembre 2019 et désactivé immédiatement après l'annonce de Benjamin Griveaux de se retirer de la campagne municipale pour Paris, les photos et vidéos de femmes (célèbres ou pas), toutes victimes de revenge porn, sont toujours accessibles ! Plus aucune image qui se trouvait sur le site de Piotr Pavlenski n'est sur la toile, même en cherchant sur les sites pornographiques principaux.

Force est de constater que la championne française de natation Laure Manaudou, ou encore l’actrice américaine Jennifer Lawrence n’ont pas eu les mêmes traitements de faveur de la part des hébergeurs d’internet. En 2007, des photos de Laure Manaudou nue ont été diffusées à son insu. Aujourd’hui, on les trouve encore facilement. Quant à Jennifer Lawrence, en 2014 ses photos intimes ont été volées sur son compte Gmail et relayées sur un seul site, puis furent rapidement reprises par des sites pornographiques à large audience. Aujourd’hui, on les retrouve facilement. Combien sommes-nous à exiger le retrait de ces images et à défendre la vie privée de ces femmes ?

Et dans les cas encore plus graves, que faisons-nous pour protéger les personnes visé·e·s et éviter les suicides de plus en plus nombreux de jeunes femmes victimes du revenge porn ? En France, nous commençons à peine à nous pencher sur cette grave situation via des études sociologiques. La Belgique a pris les devants depuis dix ans. L’avocat belge, Etienne Wéry, qui défend les victimes dont 90 % sont des jeunes femmes, traitait un dossier par an il y a une décennie : aujourd’hui il traite 15 dossiers par an dont 80% sont des mineurs, parfois très jeunes, de 13 ans et 14 ans.

Traitement genré sous-jacent

Nos lois innombrables se targuent de protéger les femmes car elles «encadrent» ce qu’elles peuvent faire de leurs corps. Or, quand il s’agit de venir en aide aux femmes dont la vie privée est exposée au grand jour, quand il s’agit de protéger toutes les femmes violées et de poursuivre leurs agresseurs, certes les lois sont belles et bien écrites mais leur application est une autre affaire.

A l’exception de la mobilisation et l’action soutenues des historien·ne·s des femmes, des mouvements féministes et des hommes et des femmes sensibilisés à ces enjeux cruciaux, la vie privée des femmes, contrairement à celle des hommes, n’a jamais bénéficié d’un bouclier de protection. La chute de Benjamin Griveaux suite à la violation de sa vie privée est un fait politique et privé ; elle révèle en même temps une différence de traitement genrée sous-jacente. Grâce à cet événement politique et privé, nous pouvons repenser le respect de la vie privée sous un angle différent. Non pas pour «moraliser la vie privée» de nos dirigeants politiques, mais pour que soient enfin condamnées unanimement toutes les violations de la vie privée de toutes les femmes.

Jennifer Merchant est l'auteure entre autres de Procréation et politique aux Etats-Unis (Belin, 2005) et le «Droit à l'intimité» (right to privacy) : les hauts et les bas d'un droit constitutionnel nord-américain» (Raison publique).