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Libération
Chronique «Philosophiques»

L’épidémie est politique

Le meilleur remède contre l’épidémie virale, c’est la démocratie où le vital et le politique ne peuvent être séparés, comme le montre, après «la Peste» de Camus, la Chine de l’écrivain Gao Ertaï.
publié le 28 février 2020 à 19h11

Pour comprendre quelque chose à la situation littéralement «biopolitique» que nous vivons depuis l'émergence (et la «gestion») du coronavirus en Chine, et à ses effets mondiaux pour le meilleur et d'abord le pire, il y a deux livres qui nous semblent indispensables. On espère d'ailleurs que le second d'entre eux deviendra vite aussi mondialement connu que le premier, tant il nous donne comme lui le sentiment d'une évidence mais aussi d'une rencontre, d'une vérité, et d'une amitié. C'est un signe qui ne trompe pas : ce lien, presque personnel, avec un ami inconnu. Mais je suis sûr que quiconque a eu la chance de lire En quête d'une terre à soi (Actes sud, 2019) de Gao Ertaï ressentira aujourd'hui ceci, qu'il aura envie de lui dire : que pense-t-il, que pensez-vous, de ce qui se passe aujourd'hui, dans votre pays, depuis votre exil forcé aux Etats-Unis ? Ce n'est pas que Gao Ertaï ait connu pendant sa longue vie en Chine une telle épidémie virale. Ce n'est pas même seulement qu'il nous fasse comprendre dans ses pires mécanismes le totalitarisme chinois, avec ses vagues de répression aveugle appuyées sur les paroles sibyllines d'un tyran. Bien sûr c'est cela aussi, qui se répète. Mais surtout Gao Ertaï dans son simple récit nous fait littéralement vivre la vie de ceux qui vivent ces expériences et donc cette histoire, qui revient. Les étiquettes idéologiques qui affublent les citoyens (comme aujourd'hui les notations sociales appuyées sur l'intelligence artificielle), les exposent à la vindicte publique et les coupent de leur monde et de leurs amis. La manière dont les mots d'ordre dévastent les cœurs mais aussi les paysages et passent de la révolution dite culturelle à la révolution industrielle, capitaliste et numérique avec la même impitoyable force de destruction. C'est toujours par le récit direct d'une expérience singulière que l'on comprend tout cela au long d'admirables chapitres sauvés des eaux ; il dit, quant à lui, creusés, dans le mur.

Et lorsque dans l'un d'eux, vers la fin du livre, on le voit, Gao Ertaï, siéger dans un rare moment d'éclaircie politique au jury de thèse de Liu Xiaobo, on a le cœur qui se serre devant tout un siècle qui prend figure humaine politique. Liu Xiaobo dont le siège resta vide avec son diplôme à Stockholm, son prix Nobel n'ayant en rien empêché sa mort elle aussi «biopolitique», d'un cancer en prison. Et sa femme, où est-elle ? Lisez de Liu Xiaobo, la Philosophie du porc, où l'on voit le désastre décrit avec la plume du critique littéraire et du poète, comme Gao Ertaï. Une soutenance de thèse, quoi de plus banal. Mais ici, tout s'y concentre. Le livre de Gao Ertaï, je disais à des amis combien la Chine a de la chance de l'avoir, et le monde. Car il sauve l'histoire réelle et nous permet de la comprendre de l'intérieur. On imaginera autrement, après l'avoir lu, ce qui se passe aujourd'hui, saisis que l'on est par la quantité des malades ou des lits d'hôpitaux de campagne, dont on peut être sûr que les chambres sont déjà devenues autant de cachots.

Le lien avec l'autre livre qui vient à l'esprit saute alors aux yeux et certains crieront au ressassement. Mais on est saisi à nouveau par la manière dont la Peste de Camus qui se voulait peut-être métaphorique (de la tyrannie), redevient littérale. A nouveau, le vital et le politique ne peuvent se séparer. On ira même plus loin que le commentaire devenu heureusement évident d'aujourd'hui. Il est certain, en effet, heureusement ! que le meilleur remède contre l'épidémie, c'est la démocratie. Sans les lanceurs d'alerte et leur protection, l'information et la justice, non seulement on ne peut lutter mais on redouble le mal. Mais peut-on espérer qu'un «bien» résulte de ce mal si enfin des millions de voix criant au déni percent l'étouffement que le régime a réussi à imposer, comme au Tibet ou aux Ouighours ? C'est le mensonge autour de Tchernobyl qui avait fait tomber un régime qui niait la vérité, même si la «perestroïka» n'était d'abord qu'un mot d'ordre qui a échappé à ses auteurs. On se prend à espérer.

Mais la lucidité commune à Gao Ertaï et à Albert Camus nous alertera. Ils ne sont pas les idéalistes naïfs que l'on croit. Ils rejoignent au contraire les théoriciens de la biopolitique dont on a aussi le plus grand besoin aujourd'hui, tel Michel Foucault. Il y a dix ans déjà, devant la grippe aviaire (mais la répétition est aussi une confirmation, et un signe des temps), dans un article intitulé Pandémie et justice nous citions ces lignes de celui qui était, comme on doit l'être, un humaniste critique. Entendons-les à nouveau, en renvoyant à toute la page qui précède dans le livre et aux deux livres qui nous viennent aujourd'hui à l'esprit : «Le fléau n'est pas à la mesure de l'homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c'est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes, en premier lieu, parce qu'ils n'ont pas pris leurs précautions.» (Albert Camus, La Peste, 1947, Folio, p. 45).

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.