Questions à Sylvain Mary, PRAG d’histoire à
Cergy-Paris Université, chercheur partenaire de l’UMR SIRICE et auteur d’une
thèse intitulée : « Les Antilles, de la colonie au département. Enjeux,
stratégies et échelles de l’action de l’État (1946 –1982) » (Sorbonne Université,
2018).
Votre thèse avait pour ambition de situer la
transition antillaise de la colonie au département dans un cadre global de
décolonisation. De quelle façon avez-vous concrètement intégré la guerre
d’Algérie et les indépendances africaines à votre questionnement ?
En effet, mon ambition était de sortir mon objet
d’étude d’un cadre d’analyse strictement insulaire en questionnant la mutation
statutaire des Antilles, entamée en 1946, dans ses dimensions internationales
et transnationales ; autrement dit en jouant sur les échelles d’analyse. À
l’exception des travaux de l’historien
Jean-Pierre Sainton, il me semblait que l’historiographie antillaniste n’avait
pas connecté les dynamiques socio-politiques insulaires au processus global de
décolonisation. Elle avait sous-estimé le fait que la plupart des acteurs de
cette histoire, militants du nationalisme anticolonialiste comme loyalistes
pro-français, avaient tous situé leurs engagements et leurs actions dans l’horizon
global d’émancipation des peuples colonisés de l’époque.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les
Antilles et les colonies du continent africain constituaient, il est vrai, deux
problématiques distinctes et même étanches. En mars 1946, les Antilles
s’étaient positionnées, en quelques sortes, à l’avant-garde de la
décolonisation en ayant accédé au rang
de département français. Ses élites politiques étaient alors convaincues
d’avoir bénéficié d’un statut privilégié, dégagé de tout ancrage colonial, du
fait de l’ancienneté de leur appartenance à la France et surtout de leur
qualité de citoyens depuis 1848. Dans ces conditions, les logiques
associationnistes qui avaient prévalu au même moment, en 1946, à la
transformation des colonies africaines en territoires d’outre-mer (TOM) au sein
de l’Union française ne pouvaient pas constituer un modèle aux yeux des
élites antillaises ; pas plus que la situation des départements d’Algérie où la
population musulmane n’avait toujours pas accédé à la citoyenneté.
L’année 1956 a mis fin à cette étanchéité entre les
deux problématiques. Dans l’histoire politique des îles, 1956 a été le théâtre
d’un spectaculaire retournement de l’opinion locale vis-à-vis de la doctrine de
l’assimilation qui avait conduit à la transformation des colonies de Martinique
et Guadeloupe en départements dix ans plus tôt. Cette année-là, Césaire quitte
le PCF pour fonder, deux ans plus tard, son propre parti, le Parti progressiste
martiniquais (PPM), avec pour mot d’ordre l’autogestion et la sortie du
statut département. Des pans entiers de l’opinion antillaise commencent à
s’ouvrir aux principes du nationalisme anticolonial.
Or, cette même année, avec la loi-cadre Defferre, le
statut des territoires d’outre-mer africains évolue dans le sens d’une
autonomie politique accrue, que certains aux Antilles commencent à regarder
avec envie mais que l’État se refuse à leur accorder du fait de leur statut de
département. L’année 1956 voit aussi la mobilisation du contingent en
Algérie et la société française entrer dans la guerre. Pour les Antillais,
ce conflit a forcément une résonnance particulière car il confronte les appelés
du contingent à la question de leur incorporation à l’armée française pour se
battre contre un peuple colonisé auquel ils sont susceptibles de s’identifier.
On pense évidemment à Frantz Fanon, alors médecin-chef de l’hôpital de Blida-Joinville,
qui remet sa démission au
gouverneur en novembre 1956, rompt avec sa nationalité française et rejoint le
FLN à Tunis. J’ajoute, enfin, que l’année 1956 voit l’irruption du
tiers-monde sur la scène internationale à l’occasion de la conférence de
Bandung.
Tous ces éléments s’amalgament et jouent
incontestablement un rôle de catalyseur du nationalisme antillais à partir de
1956.
Dans ces conditions, après
1960, les indépendances africaines font-elles figure de modèle aux
yeux des militants nationalistes antillais ?
Bien entendu, en l’espace d’une quinzaine d’années, l’Afrique s’est
imposée comme une référence à leurs yeux. Si, en 1946, les leaders antillais, à
commencer par Césaire, avaient délibérément ignoré les solutions
associationnistes en faveur d’une structure fédérative prônées par leurs
homologues africains, ces derniers, ayant obtenu l’indépendance en 1960, font
désormais figure d’avant-garde.
La trajectoire du Guadeloupéen Albert Béville (le 3e en partant de la droite sur la seule photo en noir et blanc de cette page web), ancien administrateur
colonial en Afrique, qui est devenu autour de 1960 l'un des piliers du
mouvement nationaliste antillais, illustre parfaitement ce revirement. À
l'occasion d'un grand congrès anticolonialiste organisé à Paris le 22 avril
1961, il va même jusqu'à affirmer : « Quoiqu'en puisse souffrir notre orgueil
d'anciennes colonies privilégiées, nous sommes désormais dépassés par nos
frères africains, de qui nous avons beaucoup à apprendre ».
On retrouve ce même intérêt pour les indépendances africaines chez Aimé
Césaire, ce qui lui vaut d’ailleurs les foudres de ses adversaires politiques,
tel le sénateur assimilationniste Georges Marie-Anne, qui l’accuse d’être
atteint du virus de l’africanité. Césaire consacre, après 1958, plusieurs
poèmes à l’indépendance de la Guinée, ainsi qu’un article à la pensée politique de Sékou Touré, avant que
le régime ne sombre dans la dictature. En septembre 1959, Césaire se rend à
Conakry à l’occasion du Ve congrès du Parti démocratique, à
l’invitation de Sékou Touré. Impressionné par ce dernier qui a eu l’audace
d’exhorter son peuple à privilégier, selon sa célèbre formule, « la liberté
dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage », Césaire dénonce, avec
un certain mimétisme, le fait que le statut de département français enferme
l’Antillais dans un cruel dilemme entre « l’âme et le ventre ». Dans le
même temps, un nombre croissant d’Antillais font le voyage sur « la terre des
ancêtres », souvent avec le statut de coopérant, en particulier au Sénégal.
Les autorités françaises redoutent-elles, pour autant, que la naissance
des États-nations en Afrique ne soit érigée en modèle aux Antilles au point de
créer un effet d’entraînement en faveur d’une autonomie ou d’une
indépendance ? L’hypothèse est jugée, en réalité, peu probable. Au-delà de
la sphère des élites intellectuelles, engagées dans le nationalisme
anticolonial, l’opinion antillaise, dans sa très large majorité, est assez peu
attentive aux évolutions politiques du continent africain. Le dépouillement que
j’ai effectué pour l’année 1960 du journal Le Progressiste, dont Césaire
est pourtant le directeur de la publication, conforte cette vision.
Certains États indépendants d’Afrique subsaharienne ont-ils
néanmoins apporté leur soutien à la cause nationaliste antillaise ?
Pour
les nationalistes antillais, les indépendances du continent africain ont
constitué non seulement un modèle mais une ressource potentiellement
mobilisable dans une perspective d’internationalisation de leur cause. Avant même 1960,
les Renseignements généraux notent, dans les principales villes universitaires
de l’Hexagone, une certaine solidarité entre syndicats étudiants antillais
et africains, notamment la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France
(FEANF). Or,
on le sait, à partir des indépendances de 1960, la FEANF est le principal
vivier de recrutement des ennemis des régimes amis de la France.
Autour
de 1960, les autorités françaises sont donc très attentives aux liens éventuels
susceptibles de se nouer entre les élites des États indépendants africains et
les militants antillais. Les archives de surveillance permettent d'établir que
ces derniers multiplient les démarches
auprès de certains dirigeants de jeunes États africains. À l'été 1961, le
Martiniquais Marcel Manville est ainsi repéré
à Conakry, à l'occasion d'un congrès du parti de Sékou Touré, puis, l'année suivante,
à Bamako en tant que représentant d'un certain « mouvement de
libération des Antilles dites françaises ». Ces mêmes archives montrent
que certains
États, comme le Ghana du panafricaniste Kwame N'Krumah, principal
adversaire de la « Françafrique », apportent un modeste soutien financier
aux militants antillais.
Mais tout ce travail de
lobbying s’avère globalement infructueux car la mobilisation des États
africains, y compris celles des plus engagés sur le terrain de
l’anticolonialisme, butte sur des considérations diplomatiques empreintes de
réalisme : ceux-ci redoutent qu’un soutien trop marqué à la cause nationaliste
antillaise ne contribue à dégrader leurs relations avec la France sans pouvoir
en retirer, en retour, un quelconque bénéfice. En octobre 1964, le président
sénégalais Léopold Sédar Senghor, invité à Trinité-et-Tobago par le Premier
ministre Eric Williams, un proche de Césaire, va même jusqu’à désavouer
publiquement la cause nationaliste antillaise.
Le gouvernement de l’Algérie indépendante a-t-il
apporté, quant à lui, un soutien plus ferme aux Antillais ?
La
question est légitime car, dès l’indépendance de son pays, Ahmed Ben Bella affiche sa volonté
de se positionner aux avant-postes du combat international contre
les impérialismes. En outre, dans l’entourage d’Ahmed Ben Bella, la politique
de soutien aux mouvements de libération nationale du tiers-monde est animée par
l’avocat Jacques Vergès, frère du communiste réunionnais Paul Vergès. Or, en
1963, ce dernier anime à Paris un « Comité de décolonisation des DOM »,
chargé d’interpeller l’opinion métropolitaine et mondiale sur la réalité
coloniale du statut départemental ultramarin.
Il faut avoir à l’esprit
que, dans leur tentative de démarchage du pouvoir algérien, les
anticolonialistes antillais n’ont pas pu bénéficier du soutien du Martiniquais Frantz
Fanon puisque celui-ci meurt en décembre 1961. Ils se sont essentiellement
reposés sur les réseaux personnels de Marcel Manville, ancien « porteur de
valise » du réseau Jeanson et avocat des activistes du FLN, qui jouissait
d’un certain crédit auprès des dirigeants algériens.
Par
conséquent, l’aide algérienne est toujours demeurée discrète et limitée. En
1962, un modeste local est bien mis à disposition d’une poignée de jeunes
antillais qui ont rejoint les rangs du FLN autour de 1961 et qui se sont établis
à Alger. Mais il faut garder l’esprit que, dans le même temps, les mouvements
de libération d’Afrique, ceux des colonies portugaises en particulier, sont
installés dans des bâtiments de prestige en plein centre d’Alger et ont
quasiment rang d’ambassade. En fait, après la signature des accords d’Évian en
mars 1962, les points de tension sont encore nombreux entre Paris et Alger et la
diplomatie algérienne ne tient pas véritablement à s’immiscer dans un dossier tel
que celui des Antilles, supposé relever des affaires intérieures françaises. Dès
lors, surtout après le coup d’État de Boumédiène en 1965, les militants antillais
sont amenés à rechercher d’autres soutiens parmi des États comme la Chine ou
Cuba qui appuient plus volontiers la cause des révolutionnaires du tiers-monde.