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Libération
Chronique «économiques»

Les économistes sont-ils des «experts orientés» ?

Les outils pour évaluer les mesures économiques sont de plus en plus nombreux et donnent lieu à des batailles de chiffres entre experts. Mais ces données sont aussi des choix politiques.
publié le 2 mars 2020 à 17h56

S’il est un domaine qui a connu un essor spectaculaire au cours des dernières décennies, c’est bien celui de l’évaluation des politiques publiques. L’idée est simple dans son principe : utiliser les instruments de l’analyse économique pour mesurer les effets d’une ou plusieurs mesures de politique publique, ne serait-ce que pour s’assurer que les objectifs poursuivis ont bien été atteints. Cette activité est le lieu de plusieurs types de controverses comme on peut l’illustrer à partir de quelques questions d’actualité.

Une interrogation relative au financement des retraites est de savoir s’il est possible d’augmenter les cotisations ou s’il est préférable d’envisager d’autres pistes comme par exemple de repousser l’âge de départ à la retraite ou de baisser les pensions. Un élément de réponse à cette interrogation concerne l’impact d’une modification du niveau des cotisations sur celui de l’emploi : de quelle ampleur serait le possible ou même probable effet négatif de la hausse induite du coût du travail sur l’emploi ? Dans un message de blog récent, Clément Carbonnier, du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Liepp), considère que l’effet sera négligeable, prenant notamment appui sur l’effet extrêmement faible voire nul qu’ont eu les mesures d’allègement de cotisations comme le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) sur le niveau de l’emploi. Xavier Timbeau, de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), lui répond qu’au contraire l’effet serait substantiel, en se fondant sur d’autres études et d’autres méthodes d’évaluation portant sur d’autres cas. Dans sa réponse à cette critique, Clément Carbonnier invoque à son tour le manque de pertinence des études mobilisées par Xavier Timbeau pour répondre à la question précise.

Il s’agit là à l’évidence d’un débat scientifique légitime comme il en existe dans toutes les sciences. Mais au-delà de l’exemple qui vient d’être évoqué, l’activité d’évaluation des politiques publiques a transformé l’universitaire en expert. Et les controverses scientifiques sont devenues aussi des manifestations de la concurrence pour l’expertise sur des questions où les études existantes peinent à apporter des réponses définitives.

En plus de cette compétition, il y a évidemment l'aspect de conflit politique. C'est une autre controverse qui l'illustre, celle qui repose sur une tribune récente de trois économistes (Aghion, Cette et Cohen) dans les Echos. Ils critiquent l'usage des méthodes d'évaluation appliquées aux mesures fiscales sur le capital décidées depuis l'élection de Macron, et surtout les conclusions auxquelles ces évaluations aboutissent : cela favorise les ménages aisés.

Il y a des aspects cocasses dans la tribune en question : trois soutiens notoires du régime reprochent à leurs collègues de l’Institut des politiques publiques (IPP) et de l’OFCE d’être des «experts orientés» et défendent l’allègement de la fiscalité sur le capital dans une publication qui appartient à la première fortune mondiale. Mais il y a aussi une question de fond : peut-on sérieusement défendre une politique favorable au capital en négligeant les aspects redistributifs immédiats en faveur des riches au motif qu’on pourrait, à en croire nos trois experts supposément non orientés, peut-être en attendre à plus long terme des effets positifs pour tout le monde ?

L'argument repose sur une idée simple, la baisse de la fiscalité sur le capital va encourager l'investissement, l'innovation et la croissance ; elle finira donc par prodiguer ses bienfaits au-delà des 1 %. Cette confiance dans le ruissellement ne s'appuie pas, au contraire des travaux décriés comme «simplistes», sur des évaluations chiffrées. Cela pourrait être le cas, mais les effets «dynamiques» des mesures en question sont plus nettement difficiles à évaluer que les effets «statiques». Ils mettent en jeu non seulement un avenir plus ou moins lointain mais aussi des changements de comportements incertains et des effets de bouclage macroéconomiques complexes.

Mais le véritable message des signataires de la tribune en question est politique ; il est motivé par la crainte de voir les réformes de l'actuel gouvernement remises en cause en raison de leurs effets visibles. A un effet redistributif «statique» avéré, ils opposent un hypothétique effet «dynamique», de plus long terme, allant dans le sens opposé. Bref, ils enjoignent à leurs collègues d'être plus discrets : «Il faut savoir rester modestes», écrivent-ils, manifestement à destination d'autrui pour pouvoir propager la foi.

Cette chronique est assurée en alternance par Anne-Laure Delatte, Ioana Marinescu, Pierre-Yves Geoffard et Bruno Amable.