Histoire d’éviter que se diffuse le coronavirus, le ministre de la Santé vient de recommander d’éviter de se serrer la main. Eh bien, je vous fiche mon billet pas encore froissé par l’avidité commerçante, que cette prescription gouvernementale sera respectée, sans qu’il soit besoin de faire usage du 49.3. Ce qui étonnera de la part d’un pays souvent goguenard devant les injonctions hygiénistes.
Je ne suis pas certain que les Français vont circuler masqués de blanc en anesthésistes de leurs phobies inhospitalières. Je ne garantis pas que chacun va s’asperger les menottes de cette solution hydroalcoolique qui tient aussi du sniff déboucheur de narines. Par contre, je suis sûr que la nation à feu et à sang sera ravie de se dispenser d’un geste automatisé dont on a oublié qu’il fut rituel apaisant. Au Moyen Age, on tendait la dextre pour jurer qu’on ne cachait pas une dague derrière son dos ou un stylet dans sa manche.
Récemment, on était arrivé à se bisouiller les bajoues, filles et garçons confondus, comme si la fluidité des genres et la proximité des corps étaient de saison. C’était charmant ce frottis d’épidermes, ce touche-touche à bouche que veux-tu. C’est mort et enterré depuis que chacun reprend son quant à soi et rentre dans sa bulle identitaire. La pandémie n’est que l’accélérateur prophylactique d’une défiance envers l’autre, l’étranger comme le proche, le différent comme le voisin.
La détestable cérémonie des césars a poussé jusqu'à l'incandescence la mise en lumière de cette dégradation des rapports entre les sexes, les générations et les origines. Je doute que l'actrice Adèle Haenel, 31 ans, rêve d'un handshake avec le réalisateur Roman Polanski, 86 ans. Lequel ne risque pas de tendre la main à l'humoriste Florence Foresti, 46 ans, qui, sous couvert de gaudrioles, l'a traité en son absence de nain enrhumé («Atchoum») ou d'obsédé infantile («Popaul»). Ce qui vaut toujours mieux que d'exiger que le rescapé du ghetto de Cracovie subisse les pires châtiments. En particulier, est-il nécessaire que quelques abruties lui promettent de le gazer ?
On pourrait se réjouir que le cinéma cesse d’entretenir l’illusion de la famille unie et de l’œcuménisme bêlant. Mais les fractures idéologiques et esthétiques sont profondes. Les clivages sont à vif quant au fait de savoir si les créateurs doivent être moralement irréprochables ou encore si parité, diversité et éthique financière enfantent automatiquement des chefs-d’œuvre. La décomposition semble si engagée que se profile la dissolution de ce système censitaire, et pas forcément inique, que constituait ce cénacle de professionnels de la profession que moquait déjà Godard, tout en acceptant leurs hommages. Surtout, on voit mal comment chaque enclave, niche ou sous-section ne fondera pas bientôt ses césars personnels. Ce qui n’évitera pas forcément sorties sonores et poings brandis.
Même si plus personne n'a envie de chantonner avec Sheila «donne-moi ta main et prends la mienne», je tiens à honorer mes compressés préférés. Je claque la bise au mutique Ladj Ly qui sait ce qu'embastillement veut dire et je soutiens sans trop d'illusions son judicieux appel à l'unité contre la misère sociale. Enfin, je salue bien bas Fanny Ardant et son sens de l'amitié continuée pour Polanski. «Jusqu'à la guillotine» précise-t-elle, avec l'inconscience de celle qui sait que sa tête roule déjà dans la sciure réprobatrice.
Autres tresseurs de liens, les politiques aussi vont avoir des difficultés à faire campagne par ces temps de mise sous cloche des haleines et des éternuements, des postillons et des crachats. S’il veut aboutir, le candidat doit aller au contact et s’éviter le confinement. Spécialiste du toque-manettes, Chirac ne pouvait que l’emporter sur Balladur, le dégoûté aux gants beurre frais. A sa manière, Macron aussi monte à l’abordage des empathies, même si sa main gauche n’a jamais voulu savoir ce que faisait sa main droite. Et Buzyn devrait réaliser que quand la prétendante se mouche avec le coude, les convoités votent avec leurs pieds.
Pendant ce temps, les manipulations se multiplient qui voient les entreprises de déstabilisation personnelle se cliquer d’un doigt négligent. Griveaux a payé, non pour voir, mais pour avoir été vu. Tout cela au nom d’une transparence propre à rendre manchots les derniers épargnés par le virus de la vertu.
Nous voilà parti pour une mise en quarantaine des affects et des humeurs. Pour la bonne cause sanitaire, l’idée est de mettre les paumes sur pause afin de ne plus touiller noir et gras le cambouis relationnel. Histoire que, peut-être, revienne un jour l’envie de marcher bras dessus, bras dessous.