Questions à Fabien Oppermann, auteur de l'ouvrage «Dans les châteaux de la République. Le pouvoir à l'abri des regards» (Tallandier, 2019)
Qu’est-ce que le «château de la Françafrique» ?
Le château de la Françafrique, c'est un lieu magnifique, à une vingtaine de kilomètres à l'Est de Paris, au cœur d'un immense parc : le château de Champs-sur-Marne. Ce château a connu une histoire mouvementée depuis sa construction au début du 18e siècle. Complètement restauré par le banquier Louis Cahen d'Anvers, il est donné par son fils à l'Etat en 1935. Pendant 25 ans, le gouvernement ne sait à dire vrai pas quoi en faire ; le président dispose déjà du château de Rambouillet, du pavillon de Marly et du château de Vizille, en Isère, comme résidences de plaisance : on le loue alors pour des tournages de films, on y accueille le sultan du Maroc en visite officielle en 1939.
C’est le général de Gaulle qui va lui donner une utilité. Alors que le processus de décolonisation de l’Afrique est lancé, de Gaulle décide à l’été 1960 d’affecter le château de Champs-sur-Marne à l’accueil des chefs d’Etat nouvellement indépendants, lors de leurs visites en France. Pendant une dizaine d’années, le château de Champs-sur-Marne va accueillir 16 chefs d’Etat africains, ainsi que, plus curieusement, le Chah d’Iran en 1961 et le Premier ministre britannique en 1962.
Le château se prête bien à cet accueil : il est non loin de Paris, ce qui est pratique pour les réunions dans les ministères et ambassades, il est somptueusement meublé avec du mobilier précieux du 18esiècle – le conservateur du lieu Jean Taralon avait d'ailleurs milité, en vain, pour que les salles d'apparat ne soient pas utilisées, pour préserver les objets et œuvres d'art. Le lieu a également été équipé de tout le confort moderne : salles de bains, téléphones, cuisines. Il y a même un appartement pour le Général, dans l'ancienne chambre de Charles Cahen d'Anvers, avec un boudoir et une salle de bains, et un grand lit à baldaquin. De Gaulle n'y dormira qu'une nuit, à l'occasion du séjour d'Harold Macmillan en 1962. Il considérait en effet qu'il ne pouvait pas recevoir quelqu'un sans être chez lui. Mais pour les réceptions de chefs d'Etat africains, justement, de Gaulle décide de ne pas être chez lui. Pour chaque visite, Champs-sur-Marne bénéficie du statut d'extra-territorialité.
Que représente ce château dans la diplomatie post-coloniale du général de Gaulle ?
La visite officielle en France est une étape obligée des chefs d’Etat africains, à la fois pour la France, qui ne souhaite pas voir décroître son influence en Afrique, mais aussi pour les nouveaux dirigeants eux-mêmes : sans être toujours des novices en politique, ils savent qu’ils ont du soutien de l’ancienne puissance coloniale, sur un plan économique, mais aussi pour la mise en place et la sécurisation des institutions.
Dans ce contexte, le séjour à Champs-sur-Marne devient obligatoire. Le 1erà venir, dès octobre 1960, est Philibert Tsiranana, président malgache. Sa visite sert de modèle aux suivantes : accueil à Orly par le Général de Gaulle, cortège officiel jusqu'à Champs-sur-Marne, qui est pavoisée aux couleurs françaises et malgaches, la foule dans les rues, les écoliers qui agitent de petits drapeaux… Le séjour s'organise autour de nombreux aller-retours entre Paris et Champs : les réunions se tiennent à Paris, à l'ambassade du pays concerné, à Matignon, chez Jacques Foccart. Un dîner d'Etat est organisé à l'Elysée, ainsi qu'une représentation à la Comédie française ou à l'Opéra. A Champs, le chef d'Etat invité reçoit pour un déjeuner officiel le président français et les membres du gouvernement ; une cérémonie a lieu, quasi systématiquement, à la mairie, où l'hôte est fait citoyen d'honneur de la ville.
Ces détails montrent d’abord une organisation millimétrée, où le hasard n’a pas ou peu de place. L’emploi du temps des présidents africains est strictement minuté. Pour les ménager, on leur réserve la plupart du temps une suite dans un hôtel parisien, pour qu’ils puissent se reposer au lieu de retourner à Champs.
L’organisation connaît parfois des ratés, comme lors de la visite du dirigeant congolais Fulbert Youlou, qui entraîne sa suite dans une virée nocturne parisienne et l’empêche presque de se lever le lendemain matin pour honorer la réception à l’hôtel de ville. En 1961, c’est au milieu de la visite d’Etat du sénégalais Senghor, pendant une représentation à la Comédie-Française, que la nouvelle du putsch des généraux à Alger parvient à Paris.
Les visites sont très nombreuses dans les premières années. Douze chefs d’Etat africains sont reçus à Champs entre 1960 et 1962, aucun en 1963, deux en 1964, un en 1967 et un en 1969. On voit bien avec ces chiffres que Champs-sur-Marne a servi essentiellement à la mise en place de la Françafrique, dans ses premières années, pour construire un système de relations diplomatiques spécifiques avec ces anciennes colonies. On aurait pu les loger à Rambouillet, comme les autres chefs d’Etat étrangers, mais non : Champs-sur-Marne a été un outil réservé aux relations entre la France et l’Afrique.
Quel souvenir la ville et les citoyens et citoyennes de Champs-sur-Marne conservent-il de cet héritage africain ?
L'aventure s'est arrêtée assez rapidement ; en 1971, Pompidou confirme qu'il ne souhaite plus utiliser Champs-sur-Marne. En 9 ans, dix-huit dirigeants, dont seize africains, ont été reçus, essentiellement avant 1963 ; le dernier est Bokassa, en février 1969. La République s'est lassée de Champs-sur-Marne, pour plusieurs raisons. Politiques d'abord : une fois la relation franco-africaine affirmée et affermie, il n'y a plus eu besoin de considérer à part les visites officielles des dirigeants des ex-colonies. En outre, la plupart ont acheté un pied-à-terre parisien, souvent plus luxueux et plus pratique que le château du 18esiècle, qu'ils utilisent lors de visites plus discrètes.
En outre, pour les visites officielles, de Gaulle a fait aménager le Grand Trianon dans le parc de Versailles en 1966. Plus prestigieux, un peu plus proche de Paris, il sera le palais des hôtes de la France pendant les septennats de Pompidou et Giscard d’Estaing. Champs-sur-Marne retourne à l’anonymat. Il est restitué au ministère de la Culture, qui l’ouvre à la visite ; il a été entièrement et admirablement restauré dans les années 2010, sous l’égide du centre des monuments nationaux. Mais rien ou presque, dans le château, ne témoigne de cette décennie 1960 où Champs-sur-Marne fut l’une des résidences de la République. Ce constat est d’ailleurs partagé à Rambouillet, où peu de choses témoignent de ce que le château a été la résidence d’été des présidents de la République pendant plus d’un siècle.
La ville garde quelques souvenirs, à commencer par la liste prestigieuse de ses citoyens d’honneur, et son artère principale dénommée Général de Gaulle, venu à de nombreuses reprises dans la commune – mais ce n’est en rien spécifique. Sur le site internet de la ville, aucune trace de ce passé pas si lointain, alors que peu de villes en France peuvent s’enorgueillir du passage d’un tel aréopage de chefs d’Etat.
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