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Libération
TRIBUNE

Renault : ce n’est pas aux salariés de payer la facture Ghosn

Le constructeur vient d’annoncer une baisse de 3,3 % de son chiffre d’affaires pour 2019. Un chiffre qui ne dit rien de l’activité de l’entreprise et ne peut justifier des fermetures d’usines.
A l’usine Renault de Flins (Yvelines), en mars 2019. (Photo Laurent Grandguillot. REA)
par Marie-Anne Verdier, enseignante-chercheuse en sciences de gestion LGCO, Toulouse-III Paul-Sabatier
publié le 4 mars 2020 à 17h31

Tribune. Le 14 février, le groupe Renault a annoncé un plan d'économies visant à réduire ses coûts en n'excluant pas la fermeture d'usines en France. Cette annonce fait suite à la présentation de résultats en baisse par rapport à 2018. Le chiffre d'affaires du groupe, en diminution de 3,3 %, est de 55,537 milliards d'euros et la marge opérationnelle représente 4,8 % du chiffre d'affaires (contre 6,3 % en 2018), s'élevant ainsi à 2,662 milliards d'euros. Le résultat net est quant à lui de 19 millions d'euros contre 3 451 millions en 2018 et 5 210 millions en 2017 (année record pour Renault). Sans même connaître les arcanes de la comptabilité, ces écarts grotesques ont de quoi mettre la puce à l'oreille.

A travers cette annonce, Renault ne fait que perpétuer une tradition comptable que la recherche scientifique sur le sujet étudie depuis plus de cinquante ans. Lorsque les entreprises changent de dirigeants, comme dans tout grand bouleversement organisationnel, elles appliquent la stratégie du «big bath» qui vise à faire plonger les résultats financiers (1). Ce «big bath» est en fait un jeu d'écritures comptables qui permet d'une part à l'équipe dirigeante arrivante d'attribuer les mauvais résultats au bouleversement connu durant l'année tout en garantissant d'autre part un accroissement mécanique des résultats pour les années à venir. Une telle stratégie est alors l'occasion pour les entreprises d'annoncer des mesures (anti)sociales présentées comme justifiées par les mauvais résultats. C'est exactement la recette que nous propose le groupe Renault aujourd'hui dont la diminution de 3 432 millions de résultat s'explique en grande partie par la forte diminution des résultats des sociétés mises en équivalence, dont Nissan (baisse de 1 730 millions) et par des impôts courants et différés (731 millions). En clair, et sans entrer dans les détails, les chiffres que nous propose ici le groupe Renault n'ont que peu de rapport avec la performance économique de l'entreprise. Celle-ci est d'ailleurs plutôt bonne dans la mesure où le groupe avait présenté un chiffre d'affaires record en 2017, record dont se sont félicités largement les dirigeants. Ainsi, la baisse des performances économiques, et notamment de 3,3 % du chiffre d'affaires, après un record n'a rien d'étonnant (le meilleur sprinter ne bat pas son record tous les ans !), et ce d'autant plus que les résultats présentés restent supérieurs à ceux de 2016 (CA 2016 : 51 243 millions) et 2015 (marge opérationnelle : 2 320 millions), qui n'étaient pas de mauvaises années. Ainsi, les «mauvais» chiffres présentés n'ont presque rien à voir avec l'activité de l'entreprise et encore moins avec les usines françaises. Une baisse de 3,3 % du chiffre d'affaires n'étant pas une «excuse» raisonnable pour fermer des usines, pas plus que les chiffres records des années précédentes n'en ont été une pour en ouvrir de nouvelles !

Les jeux d’écriture comptables utilisés pour fermer des usines et supprimer des emplois ne sont pas une nouveauté (on se souvient par exemple de PSA) et n’engagent finalement que l’honnêteté des dirigeants et des services qui les emploient. Toutefois, ils posent deux questions démocratiques essentielles. La première est celle de la clarté de la comptabilité pour le commun des mortels. En effet, il est possible de considérer que la complexité du système comptable constitue un frein au contrôle démocratique de l’activité des grandes entreprises. Lorsque même les syndicats ne sont plus en mesure de comprendre les jeux d’écriture les plus alambiqués sans l’intervention d’experts (2), on se dit que la technicité de la comptabilité est moins une garantie de qualité qu’un moyen pour celles et ceux qui la maîtrisent d’assoir leur pouvoir. Tout ceci est trop complexe, circulez, petit peuple, y’a rien à voir !

Le second problème démocratique tient à la crédulité dont font parfois preuve certains médias lorsqu'ils reprennent sans recul les annonces concoctées par les entreprises. Dans le cas de Renault, il est ainsi très inquiétant de titrer : «L'année 2019 a été un calvaire pour Renault, et ses résultats financiers le confirment» (Le Monde du 14 février 2020) lorsque les résultats d'exploitation n'affichent qu'une baisse légère. De même, lorsque BFM annonce le 16 février : «Après les mauvais résultats financiers de 2019, Renault n'exclut pas de fermer des usines», le lien entre mauvais résultats et fermeture d'usines semble ici présenté comme une évidence alors qu'il ne s'agit que d'un choix stratégique parmi bien d'autres possibles. A ce propos, les études scientifiques sont nombreuses à montrer que les réductions d'effectifs ne permettent pas d'améliorer la performance des entreprises. Ainsi, s'il est désormais urgent de demander aux grandes entreprises de faire preuve d'imagination pour agir de manière responsable plutôt que de s'entêter dans de vieilles recettes d'utilisation malhonnête des chiffres comptables, il paraît également souhaitable que nos médias jouent leur rôle de contrôle démocratique et ne se fassent plus la simple caisse de résonance de ces mesures stratégiques frauduleuses.