Dans la troisième saison de l'excellente série Baron noir, qui suit le parcours d'un politique brillant et calculateur, Philippe Rickwaert (Kad Merad), député et maire PS de Dunkerque promis à un destin national, le personnage le plus fascinant n'est peut-être pas le principal. La série a pour particularité de narrer aussi la carrière fulgurante d'une femme, Amélie Dorendeu (Anna Mouglalis) qui dans la première saison parvient de haute lutte à obtenir le poste de première secrétaire du PS, et dans la deuxième est élue par surprise, suite à un duel avec l'extrême droite, première femme présidente de la République à 39 ans. Du jamais vu.
La fiction a souvent été utilisée, dans les séries américaines ou scandinaves, pour explorer des hypothèses politiques : on se souvient du premier président noir des Etats-Unis élu en 2002 dans 24 h. Baron noir a de même préfiguré l'élection de Macron en mettant en orbite Dorendeu en saison 1, mais va plus loin dans le réalisme politique. Dorendeu est élue, dans la saison 2, en rassemblant au centre, et en explosant un PS miné par les conflits et haines internes mais aussi la sclérose des vieux élus accrochés à leur fauteuil. On reconnaît le profil macronien dans une jeune présidente qui n'a jamais connu le terrain politique local, promeut une politique libérale et travaille à faire entrer à l'Assemblée des élus de la «société civile». Mouglalis avouait avoir immédiatement signé car «des scénaristes qui, avant même que Macron soit élu, décident de mettre une femme de 39 ans à la tête de l'Etat, c'est bien tombé». Et Dorendeu va payer le prix fort d'être une femme ; dans cette troisième saison, elle s'attire la haine du milieu politique, ligué contre elle, et de nombre de ses concitoyens qui la trouvent lointaine et snob. On va beaucoup moins lui pardonner qu'à son clone masculin.
Elle est belle et intelligente, avec comme étrangeté une voix grave qui n'a rien de masculin. Il est intéressant que les scénaristes n'aient pas cherché à la rendre sympathique (telle Birgitte Nyborg dans Borgen), elle l'est beaucoup moins que Rickwaert - et c'est un progrès moral des séries télé politiques de notre siècle que de ne pas nous montrer des femmes gentilles. Ce qui la caractérise, c'est aussi son féminisme, explicité au dernier épisode lorsqu'elle rappelle sa formation intellectuelle - Beauvoir, que Mouglalis a aussi incarnée - en rangeant ses livres, comme le président Bartlet à son départ, vidant sa bibliothèque où l'on aperçoit Il faut défendre la société. On se souvient que dans la saison 2, fraîchement élue, elle se recueille sur la tombe d'Hubertine Auclert : occasion d'éduquer le public de la série, en évoquant cette héroïne féministe, qui s'est battue toute sa vie pour que les femmes aient le droit de vote et de se présenter aux élections, allant briser une urne dans un bureau de vote en 1908 lors des élections municipales à Paris (où, en 2020, ce sont trois femmes qui sont en compétition pour la mairie).
Le féminisme de Dorendeu s'exprime tout au long de la saison, lorsqu'elle explique à son nouvel amant et conseiller qu'elle ne peut se permettre d'avoir une relation publique car, en tant que femme, elle serait réduite à sa vie sentimentale ; on ne parlerait plus de sa politique. La force du personnage, c'est sa lucidité et sa capacité d'analyse de la structure patriarcale que son élection menace. Son destin - la haine qu'elle suscite, et son humiliation finale où elle se voit contrainte, pour éviter l'arrivée au pouvoir d'un démagogue inquiétant, de se déclarer inapte à la réélection, niant toutes les ambitions féministes - illustre la puissance du patriarcat dont parle Carol Gilligan dans son récent ouvrage Pourquoi le patriarcat ? Car la question est bien de sa persistance malgré les avancées des droits des femmes, la parité politique. Chez Gilligan, inventrice de l'éthique du care, le patriarcat n'est pas un système de domination mais une force, une culture de l'abaissement des femmes, vouées à la violence dès qu'elles s'en prennent à cette hiérarchie.
On a dénoncé récemment ce patriarcat dans l'univers du cinéma : que ce soit la prédominance des héros et sujets masculins, ou le monopole des hommes sur les fonctions symboliquement valorisées comme celle de metteur de scène. La rage que suscite la mise à l'honneur de Polanski aux césars se justifie entièrement, non parce qu'on récompensait un film d'un artiste au passé trouble mais parce que la «communauté» masculine dominante récompensait un homme pour ce passé, saisissant l'occasion d'humilier les femmes qui empiétaient sur son territoire. Se révèle alors une culture patriarcale ancrée dans la rhétorique de «l'auteur», et souvent entretenue par la critique. Et une violence qu'il faudra combattre par de nouvelles armes - comme vient de le proposer Virginie Despentes (Libération du 2 mars).
Les séries télé, de même que les femmes, sont historiquement un genre dévalorisé. Sans doute par une réception qui s'est construite non en salles mais dans l'univers domestique, elles ont élaboré une culture qui a combattu ou détourné le patriarcat, des classiques Buffy contre les vampires et Sex and the City à aujourd'hui Homeland, The Handmaid's Tale, Killing Eve. Baron noir, série plutôt masculine comme l'univers politique qu'elle décrit, illustre ce discret contre-pouvoir des séries, de mettre les femmes en avant. La trajectoire de Dorendeu n'est pas pour rien dans la justesse de Baron noir et sa capacité à redonner sens aux discours et combats politiques.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.