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Libération
Témoignage

Tribune de Despentes : «La preuve que la littérature n’est pas morte»

par Yves Citton, professeur de littérature et média à l’université Paris-VIII, auteur de Contre-courants politiques (Fayard, 2018), Médiarchie (Seuil, 2017)
publié le 6 mars 2020 à 21h01

«Le texte de Virginie Despentes montre la force de l’écrivain de mobiliser l’attention sur une question dans l’espace public. C’est la preuve que la littérature n’est pas morte. En quoi cette tribune est littéraire ? D’abord, par la capacité à intégrer la dimension affective. Ensuite, par celle de raconter des histoires : le texte raconte une petite histoire des césars, avec Adèle Haenel qui sort, Roman Polanski dans le rôle du violeur. Mais surtout, il est très riche en ce qui concerne le jeu des adresses. Dans un rapport scientifique, on dit très clairement à qui on s’adresse. La littérature, elle, peut problématiser le jeu des adresses : quand Virginie Despentes dit "vous", elle s’adresse à "vous" les puissants, "vous" les mecs. Mais moi, en tant que mec, professeur d’université, je suis aussi un puissant, je m’identifie donc à eux. Si elle disait "Monsieur Macron, vous êtes une ordure", je serai du côté de ceux qui dénoncent. L’ambiguïté de son "vous" est que je dénonce en même temps que je suis dénoncé.

«Cette tribune est finalement assez proche du type de réaction qu’on peut avoir sur les réseaux sociaux : c’est un coup de gueule qui a pour but de partager des affects. Qu’on le fasse sur des paragraphes ou en 240 signes revient au même. Despentes réagit aux césars, les gens réagissent à Despentes : le texte s’inscrit dans une logique où chacun exprime ses affects. C’est un texte réactif : il présuppose quelque chose à quoi on réagit, et que cette chose a de l’importance. C’est d’ailleurs le paradoxe de toute chose réactive, parce que ça donne de l’importance à un machin comme les césars qui ont assez peu d’intérêt.

«C’est bien de gueuler ensemble. Dans une manifestation, gueuler permet de faire foule, les affects sont importants pour des questions énergétiques. Mais une fois qu’on a gueulé, la question est : qu’est-ce qu’on construit, qui on attaque ? "Les puissants", on ne va pas pouvoir les cibler tous d’un même tir ; dans un second temps, il faut donc viser plus précisément. C’est ce qui explique le retour de bâton : une fois le temps des affects passé, certains peuvent avoir le sentiment que le texte est incomplet. Mais ils ne saisissent pas que la réponse est dans la fuite, le refus de se confronter à ce système.

«C’est un texte riche, on voit l’écrivaine qui prend la plume. En ce qui concerne la tonalité, je classerais cette tribune dans le genre littéraire de l’élégie, qui est une plainte centrée sur le sujet. C’est le lyrisme d’un cœur qui soit vomit sa rage, soit exprime sa douleur. L’élégie donne un style à la communication des affects, un peu comme le rap, qui a permis de donner un lieu commun pour exprimer la rage que l’on ressentait. Ressentir la rage à plusieurs, c’est quelque chose d’important !

«Je dirais que ce texte s’inscrit dans une lignée de gestes historiques qui ont eu une importance dans les mouvements sociaux, des gestes qui ont su capter et exprimer la rage pour que les gens s’y reconnaissent. Je ne pense pas qu’on puisse parler de violence ici : ce qu’on désigne comme violent, c’est souvent une contre-violence ponctuelle à des formes de violence institutionnalisées. Par ailleurs, Virginie Despentes ne nomme personne pour dire qu’il faut lui casser la gueule. L’emphase tient plus à la tonalité lyrique du texte. Dire que son texte est populiste ou démagogique reviendrait à laisser au seul populisme la faculté de mobiliser des affects. Or c’est là le propre de l’écriture.»

Recueilli par Nicolas Celnik.