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Pour une histoire de la folie à Madagascar au XXe siècle

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Questions à Raphaël Gallien, doctorant en histoire de l’Afrique au CESSMA, Université de Paris (Paris VII-Denis Diderot) et spécialiste de l’histoire de la folie à Madagascar.
Entrée historique de l’établissement d’Anjanamasina – © Raphaël Gallien 2019
publié le 8 mars 2020 à 8h32

Questions à Raphaël Gallien, doctorant en histoire de l’Afrique au CESSMA, Université de Paris (Paris VII-Denis Diderot) et spécialiste de l’histoire de la folie à Madagascar.

Pourquoi avez-vouschoisi d’étudier l’histoire du seul établissement psychiatrique de Madagascarpendant la période coloniale ?

La question de la folie à Madagascar n’a que très peu été questionnée historiquement. Lorsqu’au début de mes recherches, j’ai vouluexplorer les archives en France ou à Madagascar, aucun inventaire ne faisaittrace des termes « aliéné », « fou », etc. De primeabord, la folie semblait ne pas exister ou du moins n’avoir pas retenul’attention des autorités. Or Madagascar est le premier territoire à accueillirun établissement psychiatrique au sein de l’Empire colonial français. Unepremière expérience, centrée autour d’une cinquantaine de lits, est mise enplace dès 1905 à Itaosy, à une dizaine de kilomètres au sud-ouest d’Antananarivo.En 1912, une structure située à Anjanamasina, à dix-huit kilomètres aunord-ouest de la capitale, dotée d’une centaine de lits et organisée en sixpavillons, prend le relais de celle d’Itaosy et signe l’officialisation d’unedémarche psychiatrique sur la Grande Île. Cette institution, qui n’a jamais cesséde croitre tout au long du XXe siècle – accueillant jusqu’à undemi-millier de personnes au milieu du siècle, est toujours en activitéaujourd’hui. Son histoire n’avait jamais été écrite. Ce premier paradoxe fut aucentre de mon travail de master et continue d’animer ma recherche ; ilfallait faire jour sur cette histoire institutionnelle.

J’ai souhaité également questionner la signification de ce que l’on appelle folie en fonction des époques et des milieux sociaux dans laquelle elle apparait et interroger son rôle social au risque d’une lecture fonctionnaliste de la maladie mentale. Lecteur de Frantz Fanon et en premier lieu de ses écrits de psychiatre, j’ai été interpellé par sa capacité à mettre en regard le délire individuel avec un contexte historique et social. Ne se contentant non simplement de resituer la folie dans une philosophie de l’homme, Fanon ne cesse d’insister sur le schéma historique, au-delà du chemin individuel, qui œuvre dans la folie afin de pouvoir lui donner une sémantique en dépit de son non-sens apparent. Prendre au sérieux les traces laissées par le fou, dans les notes et remarques du médecin, dans les descriptions médicales, dans les productions que lui-même laisse parfois par des écrits, des dessins, des productions artisanales…, c’est entrer par une porte dérobée en situation coloniale et postcoloniale. Les colorations prises par le délire, ses expressions et la place qui lui est réservée, nous renseignent sur les valeurs d’une société, ses repères, les nœuds et points de tensions qui la conditionnent : la folie est toujours une construction collective.
Dans les archives sur lesquelles je travaille, il est toujours frappant de voir à quel point l’expression du fou peut prendre une coloration coloniale, ce dernier se prenant régulièrement pour le colon – chose insupportable aux autorités, ou exprimant parfois un désir d’occidentalisation paradoxalement rendu impossible par la politique coloniale en dépit de sa narration officielle. Dans le délire se cristallise la somme des tensions d’une société, nous faisant entrer dans « la vie psychique du pouvoir colonial » comme l’écrit l’anthropologue Roberto Beneduce. Alors que la situation coloniale lie intrinsèquement colons et colonisés, la folie est un terrain de lutte, en premier lieu pour la « Raison européenne » qui entend faire triompher son rationalisme psychiatrique. De fait, faire de la psychiatrie l’unique lecture de la folie, c’est d’emblée adopter une projection occidentale face à un mal longtemps pris en charge par les médecines tradico-religieuses, puis les monothéismes. Tout mon travail consiste justement à croiser ces regards, ces différentes lectures de la folie, dans le cadre malgache.
En tant qu’historien, c’est se demander par quels éclats la vie du fou se fait le témoin d’un contexte, d’une institution, de tensions plus ou moins inhérentes à la société dans laquelle il évolue. Alors que l’indigène est pris dans une dialectique fétichiste et essentialiste, le fou vient de la manière la plus tragique qui soit imposer sa subjectivité, se jouer malgré lui des normes attendues. La problématique coloniale et la formation du sujet sur la Grande Île apparaissent dès lors sous un jour inédit. La folie, loin d’être à entendre comme seule disqualification individuelle, mérite d’être questionnée comme une possible remise en question de l’ordre colonial, pénétrant en ses angoisses et points de faiblesse. Tout l’enjeu est de faire émerger un quotidien à partir de ces situations de crises qui peuvent parfois s’étaler sur toute une vie. Les défaillances individuelles révèlent la place qui était attendue de l’individu et nous permettent d’entrer en ces vies minuscules pour questionner en négatif l’ordinaire de la situation coloniale et postcoloniale.

En quelle mesure les autorités coloniales cherchaient-elles à contrôler les corps et les esprits des personnes colonisées ?

Le fou ne s’éloigne jamais de la situation coloniale, mais entre à l’inverse en son cœur, la transcende par son délire dans une disqualification qui se joue de l’angoisse du colonisateur. En se prenant pour le colon ou l’évangélisateur, voire pour Zanahary (Dieu), il porte une narration profondément outrageuse, le condamnant à l’irrévérence. Tout le fantasme du colonisateur réside dans la volonté de figer les individus, en contrôlant leurs mouvements, en les enracinant par une objectivation permanente. L’indigène ne cesse d’être désubjectivé. Or le fou impose au monde sa subjectivité, ou du moins refuse cette objectivation par un morcellement des plus tragiques. À Madagascar, à la différence d’autres localités comme le Kenya ou l’Algérie, la psychiatrie ne fera pas « école » et ne nourrit que très peu une théorisation du sujet malgache. Sauf quelques maigres tentatives dans les années 1910, et si l’on écarte les premières descriptions du début de la colonisation ayant plus à voir avec l’anthropologie que la psychiatrie, il faut attendre les travaux du philosophe et psychanalyste Octave Mannoni en 1950 pour voir se développer une pensée sur la structure mentale malgache – ce qui d’ailleurs ne laissera pas Fanon indifférent. Tout l’enjeu de la psychiatrie coloniale développée à Madagascar réside surtout en une gestion pragmatique de l’indigène fou, avec des médecins aliénistes souvent peu voire pas formés, qui ne s’intéressent pas aux spécificités de la maladie mentale à Madagascar, mais participent à une clinique ne faisant que reproduire les démarcations coloniales. La psychiatrie à Madagascar n’opère pas un renouvellement théorique spécifique, mais a longtemps été mobilisée pour justifier « psychiatriquement » le racisme et les frontières qui la précèdent et parcourent la société coloniale malgache sans pour autant participer à un « grand renfermement » colonial, les conditions matérielles restreintes dictant les pratiques en dépit des ambitions de quelques individualités.
De fait, au sein de l’institution, se retrouvent notamment deux grandes catégories sociales d’internés. La première est celle des désargentés, des pauvres, que les autorités locales arrêtent sur la place publique parce que présentant selon eux une menace pour l’ordre public. D’un autre côté, on a des familles plutôt aisées qui vont envoyer volontairement leur proche malade au sein de l’institution, sans pour autant abandonner une lecture plus « traditionnelle » de la folie. Pour ces élites, user de l’institution asilaire, c’est faire preuve de leur bonne intégration dans la société coloniale, de leur occidentalisation et d’une capacité à prendre en marche « le chemin de la modernité » que clame sans cesse le discours colonial. Cela n’empêche que l’internement d’un proche reste une réalité honteuse dont beaucoup se cachent – ce qui n’est par ailleurs pas spécifique à Madagascar. Ces deux « types » d’internement ne sont cependant pas exclusifs et l’on rencontre autant de parcours singuliers qu’il y a d’itinéraires individuels, d’où la nécessité d’une approche par le bas, « au ras des fous ». J’évoquerai aussi les cas d’internements liés directement au nationalisme malgache et à sa répression. S’il est toujours particulièrement délicat de comprendre si c’est la répression qui rend fou ou si les autorités coloniales se servent de l’internement pour condamner à la folie des individus qui ne le sont pas forcément, on observe qu’à plusieurs reprises l’institution accueille en son sein des personnes arrêtées suite à leur engagement nationaliste – je pense notamment à l’insurrection de 1947 qui se solde pour Anjanamasina par l’internement dans les mois qui suivent de personnes liées au mouvement.
Tout l’enjeu de mon travail est de faire de l’asile une porte d’entrée en ces mondes, sans pour autant résumer la folie à l’internement ou l’internement à la folie. Les autorités coloniales, et les médecins français en premier lieu, ne comprennent que très chichement ce qui s’opère sous leurs yeux. Pour exemple, en 1933, un médecin français tout juste nommé responsable de l’asile s’inquiète dans un rapport conséquent auprès de l’administration de voir des étiquettes médicales accolées aux internés ne correspondre à aucune réalité empirique, faisant ainsi de lui-même le constat que les catégories psychiatriques européennes s’appliquent bien mal à des sociétés dont les structures sont différentes. En négatif, on comprend dans ces moments-là que l’objectif pour l’institution est avant tout de participer au contrôle de populations jugées néfastes voire dangereuses, possiblement de les soigner selon une grille occidentale, mais sans jamais réfléchir aux spécificités locales de cette folie.

Comment peut-on écrire l’histoire [coloniale] de Madagascar à travers la question de la folie ?

Comme j’ai déjà pu l’esquisser, écrire l’histoire de la folie à Madagascar, ce n’est pas se situer en périphérie de la société, mais bel et bien plonger au cœur de la situation coloniale et postcoloniale. La folie est un carrefour social ; les itinéraires réservés au fou nous renseignent sur les valeurs et attentes d’un collectif. Ce dernier se trouve en effet au croisement d’imbrications multiples allant de ses relations familiales à des enjeux plus directement politiques lorsqu’il s’agit d’un internement lié à un épisode politique ou judiciaire, obligeant de fait à un jeu d’échelle permanent dans l’analyse. Appréhender les données produites par ces différents épisodes, des plus fréquents aux plus spectaculaires, c’est les mobiliser comme des révélateurs sociaux pour réfléchir aux hiérarchisations d’une société et réfléchir aux marges de manœuvre individuelles et collectives. Mon travail interroge l’influence concrète de la psychiatrie sur le quotidien malgache et questionne l’empirisme des situations, au-delà d’une normativité scientifique ou d’une discursivité politique. C’est ainsi s’éloigner d’une vision constructiviste de la psychiatrie coloniale, pour explorer ses traductions quotidiennes, là où apparait l’ordinaire de la souffrance et la fragilité des itinéraires thérapeutiques mis en place. En repartant des travaux, aujourd’hui nombreux, de philosophes, de sociologues ou d’historiens qui démontrent que le malade subit son mal tout autant qu’il le construit, il s’agit alors d’interroger cette édification quotidienne de la part du fou, de ses proches, des différents acteurs prétendant à la prise en charge du malade et réfléchir aux spécificités locales qui en résultent comme autant de miroirs aux enjeux d’une époque et à ses configurations sociales et politiques. De fait, il s’agit de faire une large place aux acteurs locaux, à leurs rationalités, leurs géographies quotidiennes, afin d’interroger le croisement de ces itinéraires comme des foyers producteurs de normes. C’est pourquoi ma recherche s’appuie beaucoup, outre les archives, sur différents « terrains » malgaches afin de recueillir les vécus et mémoires d’une pluralité d’acteurs liés à cette question avec pour objectif de s’émanciper du seul cadre asilaire. Revenir sur la genèse de la folie, les itinéraires individuels, est pour moi tout aussi fondamental que questionner les étiquettes nosologiques accolées aux sujets. En somme, c’est réfléchir tout autant au cadre à l’intérieur duquel la folie devient objet qu’à son façonnement par les matérialités, les émotions, les narrations du quotidien et resituer ces itinéraires de vie dans une histoire et une économie sociale et politique de la santé à Madagascar, du début du XXe siècle jusqu’au plus contemporain.

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