On croit tout savoir du général de Gaulle : on en découvre encore. Trois biographies complètes et approfondies sont parues au fil des ans, celle de Jean Lacouture, écrivain de gauche, lyrique et distanciée à la fois, celle de Paul-Marie de La Gorce, gaulliste de gauche, admirative et minutieuse, celle d’Eric Roussel, biographe conservateur, plus récente, exhaustive, plus diversifiée dans ses sources. A cela s’ajoutent les innombrables essais, récits, mémoires, pamphlets ou apologies publiées avant ou depuis la mort du Général : après Napoléon, c’est le personnage de l’histoire française sur lequel on a le plus écrit. C’est à un Anglais, Julian Jackson, qu’il revient de révéler, dans ce vaste territoire, des régions neuves, des éclairages inédits, des interprétations renouvelées. Usant à égalité des documents français et étrangers, attaché aux documents, aux citations, à la critique serrée des sources, il livre un travail monumental, servi par la distance agnostique que lui confère sa qualité d’universitaire britannique, sans brio de plume ni envolées littéraires, mais soucieux d’étayer par un labeur de Sherlock Holmes des archives chacun de ses paragraphes.
Ce qui frappe en premier lieu ? Un trait qu’on connaissait sans en percevoir l’étendue et qui déplaira aux gaullistes : l’implacable dureté du personnage, son mépris abyssal des hommes, son caractère brutal fait de sarcasmes cruels et de colères mi-spontanées mi-calculées. Elles tétanisent l’interlocuteur, intimident l’adversaire, soufflent en tempête sur les collaborateurs ou les ministres, qui rentrent les épaules et courbent le dos. Dureté envers les autres qui égale celle qu’il s’applique à lui-même : mode de vie de moine soldat, travail acharné, culture sans cesse enrichie par des lectures assidues, discours remis cent fois sur le métier, phrases romaines polies par une longue réflexion, textes appris par cœur et prononcés sans mot férir, jusqu’à la fin de sa longue carrière. De Gaulle n’épargnait personne, surtout pas lui-même.
La violence de ses relations avec ses alliés britanniques ou américains apparaît dans toute sa nudité au fil des pages, égalant la sécheresse de cœur avec laquelle il traitait ses compagnons. On les impute souvent à sa faiblesse politique pendant la guerre, rebelle isolé qui prétend incarner la France quand il commande à une poignée de dissidents exilés, à la tête d’une petite troupe qui joue un rôle de comparse héroïque dans les combats. Il n’a pour seule arme, pendant longtemps, que le verbe dispensé à la radio et qui lui vaut le sobriquet de «général micro». Sans pouvoir et sans armée, il doit se retrancher dans l’intransigeance pour préserver les intérêts d’un pays occupé qui préfère pendant longtemps, dans sa masse, l’attentisme ou la collaboration. Mais il avait adopté le même comportement avec ses soldats pendant la campagne de France, quand il commandait une formation blindée qui tentait d’arrêter l’offensive de la Wehrmacht. Ou en 1944, quand il rencontre les résistants qui l’ont soutenu et espéré pendant toute la guerre, froid, bref, seulement soucieux de rétablir l’autorité de l’Etat.
Plusieurs mythes sont écornés, comme son supposé antisémitisme qu'il n'a jamais manifesté, sauf lors de sa célèbre conférence de presse sur la guerre des Six Jours - «peuple sûr de lui et dominateur» - qui soulève l'indignation, mais dont il s'excusera plus tard, une des rares fois où il ait admis qu'il avait tort. Il se présente en décolonisateur et gagne grâce à cette réputation une immense popularité dans ce qu'on appelait «le tiers-monde». Or, il est sorti du guêpier algérien après maintes manœuvres et quatre ans de guerre impitoyable, avec l'idée de garder le Sahara ou de créer une enclave française en Algérie, ambitions qu'il abandonnera devant la force des événements, lâchant sans un regret les harkis qu'il livre aux représailles du FLN. En 1945, il cherche à rétablir l'Empire, en Syrie ou en Indochine. Alors que Leclerc prêche pour le retrait et la négociation avec Hô Chi Minh, il préfère l'affrontement qui mènera à la guerre du Vietnam. Il accepte une indépendance de façade pour les pays africains francophones, mais organise avec Foccart, qu'il voit tous les jours, le post-Empire de la «Françafrique».
De Gaulle fut souvent visionnaire, moderniste, stratège à l'œil d'aigle. Mais à la fin de son règne, il ne comprend rien à l'évolution de la société française, réagit aux aspirations étudiantes ou ouvrières en homme du XIXe siècle, se retrouve décontenancé par la révolte de 1968, déboussolé, suppléé par Pompidou, même s'il est sauvé in extremis par un retour d'autorité qu'il met en scène de main de maître.
Ces failles, ces erreurs, ces duretés n'enlèvent rien à son génie politique, ni à l'extrême gloire de l'homme qui a dit non en 1940, qui a mené un combat solitaire sans faiblir, jouant plusieurs fois le tout pour le tout dans le but de rétablir la situation de la France. Julian Jackson ne cherche pas à rabaisser «l'homme du destin», selon le mot de Churchill, qui a sauvé l'honneur du pays, fondé une République, mené une politique étrangère aux foucades souvent clairvoyantes. Mais le rappel de ses fautes ou de ses défaillances complète le portrait quelque peu sulpicien qu'on en brosse le plus souvent. Il l'humanise, en un sens, et rappelle que les grands hommes le sont parce qu'ils savent aussi, en occultant soigneusement leurs erreurs, se faire les romanciers de leur propre vie. En rappelant méticuleusement les faits, Julian Jackson démolit en partie le roman. Mais il donne un maître livre d'histoire.