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Libération
TRIBUNE

Mais délivrez-nous de la peur !

Face au coronavirus, nous voici tout nus, sans vaccins ni traitements. Des mots qu’on croyait bannis du vocabulaire médical et politique, comme «quarantaine», refont surface. Et des peurs encore plus anciennes réapparaissent.
Dans les rues de Paris, lundi. (Photo Cyril Zannettacci. VU )
par Anne-Marie Moulin, médecin et philosophe, spécialisée en médecine tropicale. Directrice de recherche émérite au CNRS, professeure associée à l’université Senghor d’Alexandrie, département santé.
publié le 17 mars 2020 à 18h16

Tribune. Samedi 14 mars. J'ai peur, j'ai peur, Said, brocanteur sur un marché parisien, répète désespérément ces mots. De quoi a-t-il peur au juste ? Du virus couronné qui menace la planète, dit-il. Pourtant le marché est à moitié vide, les vendeurs se sont faits rares et les clients plus encore. Il devra payer le placier au mois échu, mais ce n'est pas son souci principal.

Pourquoi cette peur viscérale ? L’inscription d’une peur préhistorique serait-elle logée au creux de son hippocampe, une structure profonde dans le cerveau que nous partageons avec beaucoup d’espèces et dans laquelle les neurologues voient un centre des émotions vitales, celles de l’homme des cavernes comme du citoyen d’aujourd’hui ? Les médias distillent depuis un mois les informations les plus complètes possible sur ce petit virus et sa composition génique. Nous savons qu’il porte une couronne, des spicules qui le hérissent à la surface et lui permettent de se fixer dans les cellules pulmonaires. Nous savons tout ou presque de lui mais sans certitude sur le moment où il prendra congé, et quand, ce qui est possible, il reviendra nous visiter, ayant pris goût à la chair humaine. Le désespoir nous ronge de ne pas posséder toute l’information à laquelle on pouvait prétendre en 2020, et d’être tout nus, sans vaccins ni traitements prêts à l’emploi !

Les opposants au vaccin, même les irréductibles, se sont tus, apparemment prêts à composer avec leurs craintes, il est vrai que cette fois il ne s’agit plus d’enfants exposés au risque d’autisme, mais d’adultes qui devraient être, comme on dit, majeurs et vaccinés. Pourquoi cette peur ? Sans doute l’idée de protection de la santé faisait-elle désormais partie de notre outillage mental : un système de soins qui marche à peu près, des vaccins pour ceux qui y croient, des traitements pour la plupart des maladies, etc. On est allés un temps jusqu’à caresser l’idée de se reposer sur une immunité naturelle, allant de soi pour nos enfants choyés et bien nourris, en tout cas en Europe. Comme Adam et Eve nous sommes chassés du Paradis terrestre de la sécurité sanitaire. Le virus avec sa longue queue d’ARN (acide ribonucléique) rappelle le serpent de l’Apocalypse, qui crachait du feu et de la fumée pour asphyxier les peuples. Et nous voici, au lieu d’assister d’un balcon européen aux tourments de l’Afrique et de l’Asie, projetés tout d’un coup sur la scène. Mais d’où vient le mal ? Il nous faut un coupable.

Le coronavirus ou la colère de Dieu

En 1630, la peste se déclare à Milan. Les habitants appréhendent un huissier, qui va de maison en maison, et l’accusent d’oindre les murs. Il nie tout mordicus, mais sous la torture finit par dénoncer un barbier. Dans l’officine de ce dernier on déniche de multiples flacons et surtout un peu de moisissure au fond d’une marmite. Lui aussi finit par avouer de guerre lasse : la commande d’empoisonnement vient de haut, d’un grand personnage qui, opportunément, s’est réfugié chez le pape, il survivra tandis que ses complices présumés sont exécutés. Le chroniqueur de l’épidémie n’est pas dupe quand l’erreur est manifeste, mais il se borne à rapporter les faits et à invoquer la sagesse des autorités.

Où chercher les coupables ? En 2020, l’identification ou la «traque du patient zéro» a parfois confondu enquête sur la transmission et extirpation du foyer initial. En fait, depuis une bonne vingtaine d’années, les coronavirus sont une famille bien connue sous nos climats des vétérinaires, ils atteignent principalement les jeunes dans les élevages, mais le flou demeure sur les circonstances de leur échappée vers les humains, peut-être à partir des chauves-souris et des pangolins en Chine.

Il est peu de récits des épidémies du passé qui n’évoquent la colère de Dieu, lassé par les péchés des hommes. Notre génération aurait bien encouru une vengeance, mais c’est celle de la Nature mise à mal par ses occupants (1).

 Les recours contre la peur

Dimanche matin, on est sortis des demi-mesures, la quarantaine est annoncée. Dans la tourmente, deux puissances tutélaires : l’Etat qui promet d’aider chaque citoyen dans la crise économique aggravée par la quarantaine, et les médecins qui vont faire leur devoir.

Quarantaine, le mot avait été plus ou moins banni du vocabulaire médical et politique. Le terme est remis à l'honneur pour désigner moins l'enfermement temporaire de malades et leurs contacts qu'un gel sur place d'une partie de la population. Le plan de la grippe, plusieurs fois révisé après 2009, qui jusqu'à présent constituait la référence implicite de la mobilisation du pays en cas d'invasion virale, prévoyait d'identifier et de protéger les organes vitaux de la nation, en premier lieu le Président, malgré l'avertissement du poète Malherbe : «Et le garde qui veille aux barrières du Louvre / N'en défend point les Rois.»

Le corona aura ainsi marqué le retour en grâce de l’Etat-providence, attentif à la précarité des siens, qui promet quasiment une aide au cas par cas pour les difficultés de trésorerie. Les médecins sont aussi convoqués en première ligne comme des acteurs majeurs dont le chef de l’Etat attend les conseils. On leur rend toutes les vertus, alors qu’on les croyait démotivés et en passe de vendre leur âme au privé. Après le sida, allons-nous accueillir le corona réformateur, et que sera la société repentante de l’après-corona ? Le moment ne serait-il pas venu, comme il en court le soupçon, d’expérimenter une société future de télétravail et de robots, bref de sujets dociles aux consignes, au terme d’un progrès technique dont on a vu d’autres exemples au cours de l’histoire ?

Alors que le stade 3 de l’épidémie n’était pas encore officiel, le directeur de la santé, Jérome Salomon, avait tracé un plan où chacun avait sa place, en particulier les citoyens exhortés à agir de façon responsable en limitant leurs contacts. On était proches de l’utopie, mais aussi de quelque chose qui ressemblait à une démocratie sanitaire.

La quarantaine est passée au nom de l'Union sacrée, au risque de voir se multiplier les résistances et les transgressions, voire les dénonciations. Etait-ce une fatalité ? Nous étions sur le point d'embarquer pour un pays plus vertueux et solidaire, mais le dogme de la protection absolue par la contrainte à l'intérieur des frontières a prévalu. Chaque nation s'est claquemurée, Trump parade dans un pays où la moitié des habitants n'a pas de couverture maladie. Tous oublient l'avertissement lancé par le poète contemporain de Shakespeare, l'Anglais John Donne, dans ses Méditations en temps de crise (viral !), repris par Hemingway : «Aucun homme n'est une île, c'est pourquoi ne demande pas pour qui sonne le glas, il sonne pour toi.»

(1) Sonia Shah : «la Pandémie au secours de l'écologie», le Monde diplomatique (2020).