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Libération
Chronique "Résidence sur la Terre"

Habiter les lieux

Ou comment ces mois de mouvement nous auront finalement appris une chose, utile en cas de confinement : savoir s’arrêter.
publié le 20 mars 2020 à 17h36

J’avais bien sûr prévu d’évoquer le voyage au temps du corona, masques et interdiction, détour, contretemps et confinement, mais j’en ai eu brusquement marre, et vous devez être comme moi, alors parlons plutôt de ce que nous sommes tous en train de faire, que nous le voulions ou non : habiter les lieux. Chaque voyage, qu’il soit d’une semaine ou d’un an, a son dessin secret, son visage, nous ne le choisissons pas, il s’impose à nous en douceur, pas à pas, à notre insu il nimbe les jours de sa couleur, vitesse, délire, paix ou urgence, conflit ou harmonie, c’est ainsi. Celui-ci nous a naturellement porté à habiter une suite de lieux. La cavale qui jusqu’alors nous portait a fait une halte. Cette fois, nous nous sommes installé, nous sommes entré dans des espaces, dont nous avons patiemment effeuillé les couches, pénétré les zones profondes pour essayer de nous y fondre. Cela peut prendre une semaine comme un an, l’épaisseur de chaque lieu en décidera. Nous nous sommes appliqué, à Bénarès, à Calcutta, à Tangalle et Galle au Sri Lanka, à Bangkok, et maintenant au bord du lac Inle, en Birmanie, d’entrer, de voir de quelle matière cette ville ou ce nulle part est fait, de quelles odeurs il se compose, de quel bois il se chauffe. Immobile, on voyage plus profondément, on regarde avec attention, on descend, jusqu’au moment parfait où l’on se sent appartenir, où l’on est chez soi, où l’exotisme n’est plus qu’un mot égaré dans des livres jaunis, où l’on est, enfin.

Ici, c’est plus précisément Nyaung Shwe, petite ville dont le charme ordinaire et discret nous ravit, située en bordure du magnifique lac Inle, immense étendue que le soleil teinte de mauve le soir et sur lequel des pêcheurs à chapeau tressé conduisent leurs barques d’un pied funambule. Il ne faut pas faire de bruit pour ne pas perturber ce fragile équilibre. On dépose donc nos affaires dans un chalet tout en bois patiné dont la couleur nous apaise, on referme l’armoire sur ces sacs fatigués, on s’allonge sur le lit, on écrit, on dort, on oublie. On marche dans les rues parallèles traversées par un vent sec, et froid la nuit, on mange chaque soir une nouvelle merveille, porc fumé sauce piquante, dumplings aux champignons, pad thaï, poisson frais du lac, barbecues fumants à chaque angle de rue, on boit des bières Myanmar, on observe la lune œil-de-lynx. La journée, on finit nos deux livres. La nuit, on s’ensevelit sous d’épaisses couettes. Puis on retourne naviguer sur le lac d’une beauté minérale, les eaux se couvrent de bosquets, notre barque entre dans un village, marché flottant, grâce aérienne, les gestes sont précis et délicats, là se forge l’argent, ici l’on tisse les vêtements et la soie, on repart, long canal à étages jusqu’à un nouveau village, là-haut une succession vertigineuse de temples, le soleil est droit, le moteur vibre, on allonge les jambes, on entre. La barque s’arrête en plein centre du lac, les derniers rayons le font frissonner. La boule rouge ardente se glisse derrière les montagnes. Il s’agit d’économiser ses gestes, de se faire chat, lenteur et contemplation, de regarder les choses à ras d’homme et d’animal. Il s’agit de se taire et de bruire de toutes parts. Le lac plonge dans une fraîcheur violette, on regagne la terre ferme. On rentre d’un pas léger. On salue la petite vieille de l’angle et son inlassable sourire, le jeune rondouillet posté à son barbecue, la fille de l’hôtel. Un minimum de gestes, comme lorsque l’on flotte à la surface de l’eau, sur le dos, les bras en croix. On remonte les marches en bois. On s’assoit à la petite table. On regarde le mur. C’est le nôtre.

C’est un pli déjà pris : après une nuit passée quelque part, on se réveille chez soi. Un pli dans le corps, se fondre vite, caméléon, vent frais, brise. Et après ces mois d’exercice, c’est ici, au bord de ce lac, dans ce pays, que se produit finalement l’événement : on est tout à coup tellement dedans qu’on ne sent plus les bords. On n’est plus en voyage, plus en pays inconnu, on n’entend pas de langue nouvelle, on ne se déplace plus. Le voyage est devenu autre chose que lui-même. On n’est ni loin ni proche. On est entrés dans un espace à part, qui n’existait pas avant et n’existera plus ensuite, qui est une invention de ce voyage-ci.

On avait attendu des torrents et des éclats, mais ce départ nous aura appris, paradoxalement, à entrer au plus vite dans les lieux, plusieurs, tous, jusqu’à ne plus faire qu’un avec eux. On aura appris à habiter - et ça pourra servir. Alors confinez-nous ! Enfouissez-nous ! On se prépare depuis le début, sans le savoir, à ce moment-là. Entrons dans les couches, dans l’espace situé derrière l’espace : nous ne demandons rien de plus au monde, au bout du compte.