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Blog «Humeurs noires»

Younès : « Ma vie est un spectacle, mon historique un musée »

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La nouvelle signature hip hop du label Wagram Music, nous délivre sa mixtape "Même les feuilles". Son œuvre est de par son écriture et sa musicalité prometteuse, subversive, théâtrale et cultivée. Entretien avec Younès, l'être de noblesse.
Originaire de Mont-Saint-Aignan (Seine-Maritime), le rappeur Younès sort sa mixtape "Même les feuilles". © Victor Lbd
publié le 20 mars 2020 à 4h34
(mis à jour le 20 mars 2020 à 5h29)

Michel Bampély : Tes parents sont enseignants à l’université et toi ainsi que ta fratrie êtes tous diplômés de l’enseignement supérieur. As-tu conscience de te lancer dans une carrière musicale avec un capital culturel conséquent ?

Younès : J'ai conscience d'avoir fait d'assez longues études pour un rappeur, mais j'estime que l'on peut acquérir de bien d'autres façons un capital culturel conséquent. D'autant plus qu'il existe toutes sortes de cultures, et si je suis riche de l'une, mes « collègues » artistes en sont riches d'une autre.

Pour dire vrai, bien que je sois diplômé de l’enseignement supérieur, je ne me suis jamais vraiment trouvé ou épanoui à l’université. Ma culture me provient davantage de l’éducation que m’ont prodigué mes parents, du goût pour la lecture qu’ils m’ont transmis, et des rencontres faites autour de moi.

Michel Bampély : Adil, ton manageur, ton frère, « ton jumeau d’un autre temps », t’a transmis sa passion pour la musique et le théâtre. Ta mère pour l’écriture et la lecture. Réalises-tu à travers ta pratique artistique un destin familial ?

Younès : Ha ha ! j'aime beaucoup cette idée. Mon grand-père paternel était un directeur d'école en Algérie. Il a été tué par l'armée française pendant la guerre d'indépendance. Il nous reste de lui quelques lettres et témoignages, et c'est suffisant pour comprendre à quel point il écrivait bien et combien c'était un enseignant remarquable. Mon grand-père maternel lui, était luthier et musicien en plus d'être coiffeur. Aujourd'hui, en écrivant et en faisant de la musique, j'ai le sentiment de leur rendre hommage à tous les deux et ça me rend très fier.

Michel Bampély : En écoutant ta mixtape « Même les feuilles », ce qui marque est l’absence de featuring. Pourtant les rappeurs Léone et Rilès sont tes frères d’armes. Comment expliques-tu leur absence à l’heure où les disques se vendent notamment grâce aux prestigieuses collaborations ?

« Adil vit ses rêves à travers moi… c’est presqu’un frère jumeau d’un autre temps »

Younès : Je suis content que tu me poses la question, car cela me permet de parler d'un sujet qui me tient à cœur. Tout d'abord, cela dépend de ce que l'on entend par « featuring » aujourd'hui. À l'heure où de grands compositeurs américains comme Metro Boomin font de véritables featurings avec les rappeurs, je pense qu'il est temps de réinterroger la place des compositeurs dans la création d'une musique. De nombreux sons de ma mixtape ont été produits en collaboration avec des beatmakers qui ont véritablement apporté leur touche personnelle et artistique au son. Rilès, pour te reprendre, a produit un titre : « Le monde est virtuel ». Du coup on peut légitimement s'interroger : est-ce que chacun de ces sons n'est pas un featuring avec le compositeur ?

Autrement, concernant les featurings de rap, je pense qu’ils se feront naturellement avec le temps. Je n’ai pas eu d’occasions particulières de collaborer avec des artistes que j’aime, et je ne voulais pas forcer quoi que ce soit. À noter que Leone et moi aurions pu avoir un feat sur ce projet, mais nous n’avons pas été suffisamment satisfaits du résultat. Ce sera sur le prochain !

Michel Bampély : « Ma vie est un spectacle, mon historique un musée », « C'est pas elle qui me manque mais ses textos », « Le grand remplacement c'est ta fille qui me kiffe ». Ta plume est affutée, ciselée, et tu manies avec brio l'art de l'ironie et ses procédés stylistiques. Qu'évoque pour toi la chute du niveau littéraire des rappeurs de ta génération ?

Younès : Ha ha ! on a pu en discuter ! Comme je te l'ai dit au téléphone, je ne suis pas d'accord pour dire que le « niveau littéraire » des rappeurs de ma génération a baissé. Je pense qu'il y a beaucoup de rappeurs aujourd'hui, et qu'en fouillant bien, on peut trouver toutes sortes de profils. Des mecs de ma génération comme Dinos, Ninho, Remy, écrivent très bien à mes yeux. Et il y a encore foule d'exemples.

En revanche, il est vrai qu’aujourd’hui, le grand public veut des hits et veut danser avec le rap. Pour être mainstream, il faut être capable de faire des sons très musicaux, en dépit parfois du fond. Je regrette ce manque, et j’essaye coûte que coûte de gagner en musicalité, tout en conservant mon importance au texte.

Michel Bampély : Avec ton titre « Le grand remplacement » tu as provoqué l'ire de la droite identitaire en te réappropriant la théorie de l'écrivain Renaud Camus. Comment tes proches ont-ils réagi à la polémique ?

« Le grand remplacement c’est ta fille qui me kiffe, qui va m’faire des enfants et ils auront mon pif »

Ça a un peu inquiété mes parents. Je sais par exemple que mon père a envoyé la vidéo à tous ses contacts en leur demandant de me soutenir. Ça a rendu fier mon frère, même si je pense que ça l’a un peu inquiété aussi au fond. On n’a ni pris la polémique à la légère, ni psychoté. On a attendu que ça passe, on a observé, sans excès.

Michel Bampély : As-tu finalement réalisé ton rêve de rencontrer « les racistes du net » ?

Younès : Sur près d'une dizaine de milliers de commentaires haineux, je n'ai pas encore rencontré de « raciste du net », confirmant l'idée que j'en avais : à savoir que ces derniers sont organisés, très actifs derrière un clavier, et aux manettes de plusieurs profils fictifs.

Michel Bampély : Dans ton freestyle « Huitième rapport » tu écris très habilement « les majors s’intéressent à moi mais la question est : est-ce qu’ils m’intéressent ? ». Comment Sandrine Runser de Wagram Music t’a séduit pour conclure la signature ?

Younès : Avec un rapport humain qui m'a semblé franc et sincère. Avec une confiance mutuelle qui a fini par s'établir entre nous. Avec la conviction qu'elle appréciait réellement mon travail et qu'elle y voyait autre chose qu'une simple opportunité financière : c'est une vraie passionnée de musique et de rap. Et puis, avec une avance pécuniaire suffisamment intéressante pour me permettre de me consacrer uniquement à mon art. C'est cette opportunité qui m'a décidé à franchir le pas, car c'était pour moi la possibilité de vivre de mon travail.

« Quand la vie est inégale, on refait nous-même la répartition »

Michel Bampély : Cyrano de Bergerac, que tu as incarné au théâtre, a finalement échoué sa carrière littéraire et artistique, échoué à consommer de son vivant l’amour de sa cousine Roxanne. Il se justifie en disant que « Molière avait du génie » et « Christian était beau ». Partages-tu son opinion lorsqu’il dit qu’écrire est bien plus beau lorsque c’est inutile ?

Younès : Cyrano, à la fin de l'œuvre, se bat littéralement contre la mort. Dans un délire fiévreux, il s'exclame : « Que dites-vous ?... C'est inutile ?... Je le sais ! Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès ! Non ! non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile ! »

Comment ne pas être d’accord avec lui ? Se battre, ou écrire, de toutes ses forces pour une cause perdue d’avance, se battre même si c’est inutile, même si c’est inégal, envers et contre tous, en dépit de tout… se battre à un contre mille, juste pour le simple fait de se battre, sans espoir de réussite... Ça sublime le geste. C’est le geste pour le geste, et uniquement pour ça. C’est l’essence même du geste qu’on observe, l’action pure, et ça le rend beau.

Younès, Même les feuilles © 2020 (Rilèsundayz / Belem Music / Turenne Music / Wagram Music)