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Instituteur des sables : la vie de Bocar Cissé

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Questions à... Bernard Salvaing, professeur émérite d'histoire de l'Afrique (Université de Nantes). De ses entretiens avec Bocar Cissé en compagnie d'Albakaye Kounta, il a écrit la biographie "Instituteur des sables. Bocar Cissé, témoin du XXe siècle au Mali".
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publié le 24 mars 2020 à 17h53

Qui est Bocar Cissé ?

Bocar Cissé (1919-2004) est né au Mali à Banikane, village de la Boucle du Niger. Issu d’une lignée de lettrés en islam, il entame de prometteuses études religieuses qui sont brutalement interrompues lorsqu’une famille rivale de la sienne le fait envoyer à « l’école des cafres et des incirconcis » dans le but de briser son avenir. Peine perdue ! Le jeune Bocar réussit en 1938 le concours d’entrée à la prestigieuse École normale d’instituteurs William Ponty (située près de Dakar) d’où sont issus plusieurs chefs d’État de l’époque des indépendances.

Il y apprend la culture française et s’enthousiasme pour le scoutisme et le théâtre, dans le mouvement des Éclaireurs de France animé par certains de ses professeurs français.

Mobilisé en 1943, il participe au débarquement en Provence et à la libération de la France, avec le sentiment de vivre un grand moment de l’Histoire. Les terribles dangers affrontés sont suivis d’une atmosphère de liesse, certaines familles le comblent d’attentions auxquelles il est particulièrement sensible. Mais à la fin de la guerre, il est fortement meurtri lorsque de Gaulle relève les troupes noires et les remplace par des soldats français « pour faire oublier l’idée que les colonies avaient libéré la France ». Cette ingratitude semble avoir joué un rôle déterminant dans son engagement nationaliste.

Après son retour en 1945, il est nommé dans le nord du Mali où il reste dix ans, occupant plusieurs postes, surtout en milieu touareg. Avec son énergie coutumière, il lutte contre les résistances des nomades à la scolarisation. Époque étonnante où l'instituteur et le commandant de cercle envoient des goumierspour récupérer manu militariles élèves en fuite et où les élèves voyagent des journées entières dans le désert à dos de dromadaire pour aller passer le certificat d'études !

Bocar Cissé se dit instituteur né, persuadé que sa mission est de faire accéder la population des zones les plus reculées à l’instruction moderne et à l’évidence il ne voit aucune incompatibilité entre le nouveau savoir et le savoir islamique. Mais de son propre chef, il organise dans son école des causeries sur Samory et d’autres résistants à la conquête coloniale. Il a des relations mitigées avec les commandants de cercle, qui se méfient de « l’instituteur qui lit les journaux » mais sont heureux d’emprunter les livres de sa bibliothèque bien fournie.

Il est muté en 1955 dans le sud du Mali. Désormais, il milite activement pour l’indépendance, au sein du Rassemblement Démocratique Africain. Il termine sa carrière à l’institut Pédagogique National, puis comme chercheur à l’Institut des Sciences Humaines de Bamako.

Comment avez-vous recueilli sa parole ?

J'avais fait parvenir à Bocar Cissé le livre L'âge d'homme d'un lettré malien que j'avais rédigé à partir des mémoires recueillies auprès d'Almamy Yattara, son grand ami à l'Institut des Sciences Humaines, et dans lequel j'avais inclus un témoignage de sa part. Peu de temps après, je reçus de lui une longue lettre accompagnée de textes dont il était l'auteur. Était-ce une discrète invitation ?

Quelques mois après, je me rendis à Bamako à l’occasion d’une rencontre organisée par l’association des historiens africains. Comme je souhaitais collecter avec mon ami Ousmane Albakaye Kounta des témoignages d’anciens instituteurs, j’avais prévu un assez long séjour. Albakaye connaissait bien la famille de Bocar Cissé, à qui nous rendîmes visite un matin. Très vite intéressé par notre projet, il se mit à évoquer un épisode de sa vie et trouva tout naturel que je l’enregistre avec le magnétophone que j’avais à tout hasard apporté. Il parla jusqu’à l’heure du déjeuner et me dit : « Revenez demain. Nous continuerons ! »

Donc, pendant ces jours où le monde bruissait de fureur – nous étions au lendemain du 11 septembre 2001 – nous travaillions le matin puis déjeunions ensemble avant de nous séparer. L’après-midi, il consultait ses papiers sur les points qu’il voulait aborder le lendemain.

Toute sa vie en effet il a pris des notes, constituant d'impressionnantes archives que ses enfants vont bientôt mettre à la disposition des chercheurs. Peut-être avait-il le sentiment de vivre une époque exceptionnelle, réunissant la vieille Afrique encore proche, l'Afrique coloniale et l'Afrique des indépendances ? Il était animé d'une véritable boulimie de savoir, achetant des livres sur des sujets très variés et menant des recherches de terrain sur l'histoire des régions où il était en poste. Il est ainsi possible que je sois arrivé à point nommé pour l'aider à fixer ses souvenirs, à un moment où la vieillesse ne lui laissait pas l'énergie de le faire seul.

Àmon retour en France, je transcrivis les enregistrements, et revins à Bamako dès les vacances de Pâques pour compléter mes informations. Je lui montrai ce que j’avais écrit, qui n’était encore qu’une transcription mot à mot. Il eut une réaction assez vive, me priant de tout réécrire dans un style soutenu, pour ne pas déshonorer la réputation des anciens élèves de Ponty, dont on disait dans le temps qu’ils parlaient comme un livre.

Je le revis par la suite encore une fois à Bamako. Comme il se fatiguait de plus en plus, sa famille rechercha pour moi certains dossiers qui me permirent d’obtenir directement les précisions dont j’avais besoin.

Je demandai à Albakaye, qui avait accompagné notre travail, de rédiger le chapitre consacré à l'enfance de Bocar Cissé. Sans modifier la teneur du témoignage, il put, avec son talent d'écrivain, revivre cette enfance à travers la sienne, vécue vingt ans plus tard à Tombouctou. Et le livre parut en 2013.

Au terme de cette aventure humaine exceptionnelle, j'ai deux regrets : ne pas avoir pu terminer le livre à temps pour que Bocar Cissé le voie ; ne pas avoir pu associer à ce travail son épouse sage-femme décédée prématurément. Ne m'avait-il pas dit « Il vous faut écrire que vous avez rencontré un vieux maître qui a tenu le coup grâce à une femme très dévouée » ?

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