Face à la pandémie du coronavirus, il n’y a pas, il ne pouvait pas, y avoir de véritable union nationale. Outre qu’en France celle-ci est quasiment introuvable depuis la guerre de 1914-1918, en dehors des tragédies (les attentats) ou d’un exploit sportif rarissime (le Mondial de football), et encore pour vingt-quatre heures ou quarante-huit heures maximum, les circonstances ne s’y prêtent pas. La pandémie du coronavirus a beau constituer un drame historique, avec des blessures humaines, sociales, économiques qui laisseront des cicatrices profondes durant des années, elle a beau remettre en cause bien des certitudes, à commencer par l’équilibre du système économique et par la nature des échanges internationaux, aucun consensus ne se manifeste. Dès les premiers jours, Marine Le Pen est partie en guerre contre la gestion gouvernementale de la crise et a entamé un réquisitoire contre Emmanuel Macron qui rebondit à chaque initiative du chef de l’Etat. Jean-Luc Mélenchon a employé un ton nettement plus républicain mais il ne retient pas ses critiques et annonce une sévère confrontation lorsque la pandémie aura enfin cessé. Après davantage de modérations au départ, socialistes, écologistes et républicains haussent sans cesse le ton. Olivier Faure oppose un quasi-contre-projet à Emmanuel Macron face à la crise et les principaux dirigeants de LR deviennent chaque jour plus virulents. Devant l’épreuve, il n’y a pas la moindre trêve politique.
Pire, la politique sanitaire menée par le gouvernement est durement contestée par nombre de médecins, d'experts et plus généralement par le personnel de santé. La question des masques, des tests, des respirateurs, des modalités du confinement suscite quotidiennement reproches et controverses. Le personnel de santé a beau se mobiliser de façon impressionnante, médecins, infirmiers, aides-soignants, brancardiers, pharmaciens, kinésithérapeutes et pompiers peuvent faire la démonstration quotidienne de leur courage et de leur compétence, cela n'empêche pas l'amertume et le ressentiment de se manifester. Derrière la tragédie du coronavirus, la crise intense de l'hôpital demeure omniprésente. L'ère du reproche se poursuit, l'ère du soupçon s'installe. La très grande majorité des Français a beau approuver les décisions en matière de confinement, la popularité du chef de l'Etat peut bien remonter, un classique en période de crise, la communication gouvernementale n'inspire pas confiance, la transparence des informations officielles laisse incrédule et les choix sanitaires divisent les Français. Les propos d'Agnès Buzyn publiés dans le Monde ont même provoqué une déflagration. Le hashtag #IlsSavaient s'est répandu comme une traînée de poudre. Toujours la bataille entre «ils» et «nous». Bref, la France souffre et doute.
Et cependant, derrière ce paysage accablant, il se produit un phénomène inattendu, beaucoup plus positif : la réunification de cet archipel français détaillé, de façon passionnante par Jérôme Fourquet. A travers la pandémie, la crise, on voit ressurgir soudain les éléments constitutifs du puzzle français : au-delà de la multiplicité bien réelle des îles, des presqu’îles, des îlots, des récifs et des coraux qui composent - qui déchirent - notre étrange géographie territoriale et sociologique, émerge le visage d’un peuple rassemblé par l’épreuve et retrouvé par la souffrance. La pandémie bouleverse pour des semaines, pour des mois, notre mode de vie. Elle n’efface pas les clivages sociaux. On croit toujours aux passe-droits des uns, aux transgressions des autres, à l’exode vers les maisons de campagne des premiers et aux rassemblements interdits des seconds. Mais on reprend aussi conscience de ce qui unit dans le malheur : un Etat fort et solide, malgré tout bien organisé. Une administration qui continue à fonctionner, un système hospitalier qui résiste à la tempête, des transports qui roulent, des forces de l’ordre qui font respecter les décisions, des salariés du secteur privé, à commencer par la filière de l’alimentation, qui se dévouent, les points stratégiques qui tiennent et même des entreprises qui reprennent leur production. On voit les syndicats, y compris la CGT, et les patronats prendre des positions publiques communes. On enregistre, à côté d’inévitables vols, fraudes et larcins, de très nombreux gestes de solidarité et des initiatives privées qui traversent les différentes couches sociales. On constate qu’émerge de nouveau une conscience collective devant le danger, plus forte que les fractures, un sentiment de communauté de destin malgré les clivages, le fameux «vouloir vivre ensemble» de Renan, au-delà des querelles, des envies et parfois des détestations. Une culture républicaine, la perception, si rare, que les liens qui unissent sont plus forts que les haines qui divisent. Peut-être l’intuition, entre crainte et espérance, que la tragédie du coronavirus ouvrira une phase de remises en cause qui modifieront en profondeur le destin commun d’un peuple non pas homogène et uni mais rapproché de lui-même, retrouvant par l’épreuve la conscience de son identité.