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Blog «Africa4»

Quand un foyer pesteux révèle l’ordre colonial (Rwanda, 1933)

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Questions à... Florent Piton, doctorant en histoire de l'Afrique (laboratoire Cessma, Université Paris-Diderot).
Elevage bovin au Rwanda dans les années 1950 (source BnF)
publié le 26 mars 2020 à 11h43
(mis à jour le 26 mars 2020 à 12h42)

La crise sanitaire mondiale autour du coronavirus nous rappelle la dimension sociale et politique des épidémies. Il n'en est pas autrement des épizooties, ces maladies animales qui affectent notamment le gros bétail, en Afrique comme ailleurs. En Afrique des Grands Lacs justement, la peste bovine est la grande affaire depuis la fin XIXe siècle. On estime même qu'elle a pu être un des éléments essentiels des crises exceptionnelles – démographiques, sociales, politiques – que connaît la région entre les années 1890 et 1930. Dans les territoires coloniaux, l'introduction des techniques vétérinaires européennes vise donc notamment à lutter contre cette maladie qui affecte régulièrement les bovins, au nom de la « modernisation » des sociétés « indigènes ». Au prix surtout d'une transformation des pratiques pastorales et d'une remise en cause des équilibres sociaux et politiques de ces sociétés.

En février 1933 par exemple, un foyer pesteux est identifié dans le Rwankeri, une petite région du nord-ouest du Rwanda. L’ensemble du pays est alors confronté à un début d’épizootie venue des territoires voisins, de l’Est du Congo et du Sud de l’Ouganda. Très vite, les sept bêtes infestées du Rwankeri sont abattues, le reste du troupeaux d’une centaine de têtes est isolé et se voit administrer un sérum antipesteux, et un cordon sanitaire gardé militairement est établi pour éviter la propagation de la maladie. Surtout, une enquête est menée pour identifier les causes de l’introduction de la peste.

Les soupçons se portent bien vite sur des éleveurs qui, dans les semaines précédentes, s’étaient rendus en territoire de Rutshuru au Congo pour y reprendre par la force des dizaines de vaches confisquées par un chef local, au mépris d’un autre cordon sanitaire établi à Rutshuru où un foyer pesteux avait déjà été identifié. Parmi les éleveurs mis en faute figure le chef du Rwankeri, Sebatwa, déjà accusé un an plus tôt d’avoir exfiltré cette fois une partie de son bétail au Congo pour échapper à d’autres mesures de quarantaine et de vaccination. Cette seconde accusation en 1933 lui coûte son poste. Sebatwa, contesté et critiqué dès sa nomination deux ans auparavant, est destitué et envoyé en exil dans une autre région.

Derrière cette affaire, c’est finalement une partie de l’ordre colonial qui se joue. On y lit d’abord la manière dont les pratiques pastorales continuent à échapper aux frontières (fixées ici en 1910) : les troupeaux sont déplacés de part et d’autre de la ligne de séparation entre le Congo et le Rwanda, sans que les autorités belges puissent d’ailleurs en contrôler la circulation. On y lit aussi la méfiance des pasteurs rwandais à l’égard de normes vétérinaires qui entrent en contradiction avec leurs propres savoirs et leurs propres pratiques. On y voit enfin combien l’enjeu sanitaire et vétérinaire est devenu central dans la redéfinition des rôles attribuées aux autorités dites « coutumières » au sein des Etats coloniaux. Dans la relation qu’ils entretiennent avec les pouvoirs européens, les chefs et les sous-chefs sont de plus en plus évalués en fonction de leur capacité à répondre aux exigences de « modernisation » fixées par les autorités de tutelle. Prémices peut-être d’un colonialisme de développement et signe surtout des réalités du pouvoir local au sein des administrations dites indirectes.

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