La crise du coronavirus soulève plusieurs questions, la première étant celle de sa prévisibilité. L’émergence d’une pandémie dévastatrice figure dans presque tous les bons scénarios de prospective, notamment le rapport Global Trends 2025 du National Intelligence Council des Etats-Unis publié en 2008, parfois improprement qualifié de «rapport de la CIA». Au même moment, en France, le livre blanc «Défense et sécurité nationale» considérait comme plausible l’apparition d’une pandémie à forte létalité dans les quinze années à suivre. Bref, il semble difficile de penser que les gouvernants sont légitimes à se déclarer surpris ou à prétendre que «personne n’aurait pu prévoir» ce qui est en train d’arriver.
Ce qui nous amène à la question suivante : étions-nous prêts ? A voir la saturation dans les services de réanimation et d’urgence des hôpitaux, le manque de masques et autres équipements de protection, y compris pour les soignants, ou encore le rythme trop modéré auquel on procède à des tests de dépistage, la réponse est simple : non. Comme gouverner, c’est prévoir, c’est là une faillite des gouvernants. La durée et l’ampleur de la crise proprement économique dépendront de l’intensité et de la durée du confinement, qui elles-mêmes sont la conséquence de l’impréparation : pas de tests pour dépister les malades, pas de masque pour protéger les populations, donc tout le monde confiné et l’activité économique presque stoppée… La crise économique découle directement des insuffisances en matière sanitaire.
La chronologie des événements est d’ailleurs révélatrice de l’incompétence des autorités françaises. L’émergence d’un nouveau coronavirus en Chine est connue depuis au moins le début janvier. Fin janvier, l’OMS considérait qu’il représentait une urgence sanitaire de niveau mondial. Cette même organisation tardera à déclarer qu’il s’agit d’une pandémie (ce ne sera fait qu’en mars) mais les mesures drastiques de confinement prises en Chine dans la province de Wuhan suggéraient bien qu’on avait affaire à quelque chose de très sérieux. Fin février, la situation était déjà dramatique en Italie et dix villes du nord du pays étaient confinées.
En France, a-t-on profité de cette période pour pallier le manque d’équipement de protection, reconstituer le stock de masques, préparer un programme de tests massifs ? Apparemment non. Le conseil des ministres du 29 février, en principe dédié au coronavirus, débouchait sur l’adoption du 49.3 pour imposer la funeste réforme des retraites. Semblant inconscient du danger, le couple présidentiel allait même le 7 mars jusqu’à recommander aux Français de sortir et de ne pas craindre le coronavirus. La semaine suivante, un confinement était décidé. Dans les jours qui suivaient, les tests allaient être réservés aux cas les plus graves, les masques décrétés inutiles… et le premier tour des municipales était maintenu.
Cette crise ne fait pas que révéler les qualités des uns et des autres, elle met aussi en évidence des faiblesses structurelles qui ne tombent pas du ciel mais sont les conséquences directes des «réformes» du même nom. Le démantèlement systématique de ce qu’on appelle improprement l’Etat-providence a déjà beaucoup été analysé et tout le monde voit bien le lien qui existe entre la baisse des moyens de l’hôpital public et la difficulté à réagir à la pandémie ; et par voie de conséquence l’étendue et la sévérité de la crise économique. Il y a aussi l’incapacité à pallier rapidement les pénuries de matériel médical ou de protection. Alors que l’Allemagne procède à 500 000 tests par semaine, la France ne peut espérer atteindre 10 000 par jour qu’à la fin de la semaine. C’est la faiblesse industrielle française qui limite la montée en puissance du programme de tests : pas assez de réactifs pour les tests.
L’enjeu des prochains mois n’est donc pas de tenter de revenir à une situation «normale», car c’est cette soi-disant normalité qui est derrière la crise d’aujourd’hui. Cette dernière appelle des changements autrement plus radicaux que l’injection massive de liquidités dans l’économie ou même la création de «coronabonds». Si c’est une guerre, il faut une intervention directe de l’Etat à la hauteur pour reconfigurer une économie capable de résister à des chocs de cette ampleur. Maintes fois posée, la question de la démondialisation devrait enfin se voir apporter des réponses réalistes. Mais l’intervention de l’Etat ne devra se faire que sous la conduite d’un personnel politique compétent, pas de personnes obsédées par la seule poursuite de leur programme néolibéral.
Cette chronique est assurée en alternance par Anne-Laure Delatte, Ioana Marinescu, Bruno Amable et Pierre-Yves Geoffard.