Questions à Pierre Schill professeur
d'histoire-géographie à Montpellier et chercheur associé au
laboratoire C.R.I.S.E.S. de l'Université Paul-Valéry Montpellier 3. Il est l'auteur de
Réveiller
l'archive d'une guerre coloniale. Photographies et écrits de Gaston
Chérau, correspondant de guerre lors du conflit italo-turc pour la Libye
(1911-1912), Créaphis,
2018.
Quelle est cette guerre
opposant l'Italie à l'Empire ottoman en Tripolitaine (1911-1912) ?
Il s’agit d’un conflit colonial
tardif né de la volonté d’affirmation nationale de l’Italie, cinquante ans
après la réalisation de son unité. Cette stratégie passe par une conquête coloniale
en Afrique qui vise à effacer deux échecs antérieurs marquants pour les
Italiens : celui de la bataille d’Adoua contre l’Empire d’Ethiopie (1896),
première défaite d’une armée européenne en Afrique, et auparavant celui de la
mainmise sur la Tunisie dont le contrôle revenait finalement à la France
(1881). L’Empire ottoman connaît lui une trajectoire inverse : sur le
déclin, il est fragilisé par la poussée du nationalisme arabe et la guérilla au
Yémen (1904-1911) et sans réelles possibilités de défendre ses confins
africains.
Le conflit, qui débute à la fin du
mois de septembre 1911 et que la presse occidentale nomme la « guerre
italo-turque », s’achève par la paix d’Ouchy (18 octobre 1912) qui acte la
victoire italienne. En affaiblissant l’Empire ottoman, cette guerre a joué un
rôle déterminant dans le déclenchement des guerres balkaniques (1912-1913) et
consécutivement dans l’embrasement de l’Europe en 1914.
Cette guerre est par ailleurs
importante pour comprendre la situation actuelle de la Libye : elle
constitue un événement matriciel dans la construction de cet Etat. En tant
qu’entité nationale, la Libye moderne peut en effet être considérée comme une
« invention » du colonialisme italien. Et si plus tard le colonel
Kadhafi dénoncera cette colonisation, il ne remettra jamais en cause l’unité
qui en est issue. La fin de son régime en 2011 a réactivé dans une
configuration nouvelle les anciens clivages régionaux et tribaux, notamment
autour de l’opposition entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque, refermant ainsi
la parenthèse unitaire ouverte cent ans plus tôt par la conquête italienne.
La fin du
conflit italo-turc n’a pas signifié pour autant le contrôle effectif du
territoire officiellement conquis par Ies Italiens : la confrontation se
poursuit avec une population largement opposée à la nouvelle souveraineté qui
lui est imposée. Au cours de deux décennies de guérilla, les Italiens recourent
au gaz moutarde et aux camps de concentration et n’établissent leur domination
qu’en 1931 avec l’arrestation et la pendaison publique du chef de la résistance
des tribus en Cyrénaïque, Omar al-Mokhtar.
Que nous apportent les
documents que vous venez d’éditer ?
La documentation publiée dans
l'ouvrage Réveiller l'archive d'une guerre coloniale a été
produite par Gaston Chérau (1872-1937), romancier en vue de la Belle Époque et photographe
amateur, missionné par le journal Le Matin pour suivre le conflit. Dispersée
entre les fonds de la Bibliothèque nationale de France, des archives
départementales de l'Hérault et de la famille, l'archive reconstituée se
compose d'un reportage photographique (plus de 230 clichés réalisés en
Tripolitaine et à Tunis), des articles et des photos publiés dans Le Matin
et dans d'autres titres de la presse quotidienne et illustrée, de la
correspondance entretenue avec son épouse et enfin d'un texte réminiscent
publié en 1926 dans un recueil de témoignages journalistiques.
En
nous plongeant dans le travail et le quotidien d'un reporter aux débuts du
photojournalisme, ce matériau historique dévoile comment Chérau affronte une
guerre en contexte colonial, un « ailleurs » qui le confronte à la
mort, à la violence et à l'étranger. Ce vécu est saisi
comme une « forme de vie » avec ses lieux, ses rythmes et ses liens
sociaux mais aussi les doutes et les interrogations qui traversent Chérau.
Cette
expérience condense de multiples enjeux politiques et éthiques car, au-delà de
l'épreuve personnelle, la correspondance de guerre est un engagement dans un
espace très contraint. En explorant
les coulisses de la fabrique de l'actualité, ce livre montre comment Chérau est
tiraillé entre sa mission de rendre compte des événements, d'abord les faits
guerriers mais aussi l'instauration d'une politique de coercition par pendaison
publique, et sa manipulation à la fois par les Italiens qui cherchent à
l'enrôler dans leur entreprise de persuasion et par son commanditaire soucieux
de captiver le lectorat par une spectacularisation de l'actualité. En
restituant la part qui revient à chacun de ces acteurs dans la
construction du récit journalistique, on peut mesurer la manière dont le journaliste,
témoin singulier généralement peu questionné dans l'historiographie de la
guerre, engage sa responsabilité.
Si la documentation protéiforme éditée dans ce livre est une nouvelle
source contribuant à l'historiographie de la culture visuelle de guerre et de
la violence du colonialisme européen, elle éclaire aussi les formes et les
modalités du voyage au début du XXème siècle ainsi que le travail de l'écrivain
naturaliste. Chérau partage avec son épouse la découverte de l'Italie, de la
Tripolitaine et de la Tunisie par la description minutieuse dans ses lettres des
paysages et des modes de vie des habitants. Ces écrits sont complétés par la
réalisation de photographies à dimension ethnographique des artisans juifs de
Tripoli ou de vues de la médina et des quartiers européens et ottomans en bord
de mer. Les photographies et lettres de Chérau témoignent
également de la vie quotidienne en temps de guerre et notamment de l'afflux à
Tripoli de réfugiés issus des tribus bédouines et des populations noires du sud
libyen, particulièrement affectées par la désorganisation, du fait de la
guerre, des échanges et du commerce entre le Sahara et la côte méditerranéenne.
Enfin, l’ouvrage sort de l’oubli la figure de Paul Vigné d’Octon
(1859-1943). Médecin de marine et acteur de la conquête coloniale française en
Afrique de l’ouest, celui-ci deviendra écrivain et député radical-socialiste de
l’Hérault (1893-1906). Il fut à la Chambre l’un des principaux pourfendeurs de
la politique coloniale française et l’infatigable dénonciateur des crimes
commis par l’armée en Afrique et à Madagascar. Au moment de la guerre
italo-turque, Vigné d’Octon fait paraître La sueur du burnous aux
éditions de la Guerre sociale, un pamphlet dénonçant la mainmise d’hommes
politiques et médiatiques français sur les terres indigènes en Tunisie. Il
utilisera, en février 1914, quelques-unes des photographies de Gaston Chérau
pour dénoncer dans la presse les crimes perpétrés par l’Italie en Libye et par
la France dans la « pacification » du Maroc.
Pouvez-vous nous parler de
leur auteur ?
Les documents rassemblés nouent deux
histoires. L’une est collective : c’est celle du conflit colonial dont nous
venons de parler. L’autre est individuelle : c’est celle d’une partie de la vie
de Gaston Chérau, né en 1872 à Niort (Deux-Sèvres) dans une famille de petits
entrepreneurs du textile. Après l’obtention de son baccalauréat, il entame une
carrière de fonctionnaire des impôts. Affecté en 1898 à Orléans, il pense
réaliser son « rêve oriental » en sollicitant une mutation pour
l’Algérie qu’il retire finalement face à l’hostilité de son père. Devenu
écrivain, il connaît un certain succès jusqu’à concourir avec son quatrième
roman Champi-Tortu au prix
Goncourt 1906, auquel il échoue face au « roman colonial », Dingley, l’illustre écrivain, des
frères Jean et Jérôme Tharaud. Gaston Chérau multiplie par ailleurs les
contributions dans la grande presse et notamment à partir de 1909 au Matin où il donne, avec Colette, des
chroniques aux « Contes des mille et un matins ». La guerre
italo-turque offre à l’écrivain l’opportunité d’une expérience mêlant la
découverte de l’Afrique et la confrontation à la guerre, susceptible de nourrir
une inspiration littéraire dépassant les frontières de la « province
française » où s’ancraient jusque-là ses romans. L’archive qui subsiste de
cette altérité en temps de guerre montre comment l’homme qui était aux côtés
des Italiens et au service d’un journal favorable à leur conquête est changé
par ce qu’il vit au point de se dépeindre dans le récit publié en 1926 en
« ami » des Arabes.
L’écrivain aura
l’occasion de parcourir à nouveau l’Afrique durant la Grande Guerre alors qu’il
est affecté au service photographique de l’armée d’Orient pour lequel il
effectuera deux missions à Port-Saïd et en Abyssinie. Ces périples nourriront
certains de ses écrits dans les années vingt et surtout trois récits inédits
publiés en 1931 dans la revue « Candide » sous le titre La
brousse romanesque. Des textes qui serviront dans la foulée aux
réalisateurs du film « L’Afrique vous parle » et seront
publiés par la Société générale de cinématographie. La publication eut un
certain succès en partie lié à l’intérêt du public pour l’exotisme et les
colonies dans le contexte de l’exposition coloniale de Paris.
Comment comprendre aujourd'hui une source visuelle d'une violence coloniale ?
L'archive inédite que nous publions a
la particularité d'avoir été partagée au fur et à mesure de sa construction avec
des artistes qui ont chacun dans leur domaine proposé une interprétation de
cette source historique. La seconde partie de l'ouvrage est une analyse
réflexive de ce projet pluridisciplinaire intitulé « À fendre le cœur le plus dur », des mots empruntés à Gaston Chérau
dans une de ses lettres à son épouse. Cette démarche qui croisait des regards scientifiques
et artistiques a également donné lieu à une exposition présentée au FRAC Alsace
et au Centre photographique d'Île-de-France (CPIF) en 2015 et 2016. Les artistes sont
les écrivains Jérôme Ferrari et Oliver Rohe, la plasticienne Agnès Geoffray, et
le danseur-chorégraphe Emmanuel Eggermont. L'exposition a fait entrer en
résonance l'archive avec leurs créations – respectivement l'essai À fendre le cœur le plus dur (Inculte, 2015 et
Actes Sud « Babel », 2017), les œuvres Les Gisants et Les
Regardeurs, et la pièce chorégraphique Strange Fruit - et les oeuvres
d'autres artistes contemporains ayant abordé dans différents contextes
guerriers la question du témoignage.
L’édition des photographies de Gaston
Chérau, comme leur appropriation par les artistes et leur présentation dans une
exposition produite par des centres d’art contemporain, posent la question du traitement
des images de violences coloniales. Il fallait, pour reprendre les mots de
Ferrari et Rohe, « sortir du monde de l’effroi » institué par la vue
des premières photographies découvertes – quatorze corps inertes de bédouins suspendus
à un gibet – afin de ne pas reproduire la domination et l’oppression dont elles
témoignent. Mais cette introspection éthique ne concerne pas seulement
l’historien et les artistes. Elle implique aussi les spectateurs que nous
sommes tous devenus en interrogeant notre rapport à la prolifération des images
de violences extrêmes qui entame notre faculté non pas à nous émouvoir « devant
la douleur des autres » (Susan Sontag) mais à nous en soucier
vraiment, à en chercher l’origine et à les rattacher à un contexte, conditions
de la restauration de leur capacité à témoigner.
Avec des contributions de Caroline Recher, Smaranda Olcèse, Mathieu
Larnaudie et Quentin Deluermoz.
L’essai de Ferrari et Rohe :
Jérôme Ferrari et Oliver Rohe, À fendre le cœur le plus dur, Inculte, 2015 et Actes Sud
« Babel », 2017.