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Réveiller l'archive d'une guerre coloniale

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Questions à Pierre Schill professeur d’histoire-géographie à Montpellier et chercheur associé au laboratoire C.R.I.S.E.S. de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3. Il est l’auteur de Réveiller l’archive d’une guerre coloniale. Photographies et écrits de Gaston Chérau, correspondant de guerre lors du conflit italo-turc pour la Libye (1911-1912), Créaphis, 2018. Quelle est cette guerre opposant l’Italie à l’Empire ottoman en Tripolitaine (1911-1912) ?Il s’agit d’un conflit colonial
Mention manuscrite portée par Gaston Chérau au dos de la photo : "Orfèvre - la montre, la main et le marteau. 2 janvier 1912". La photo de l'orfèvre est issue d'une série d'une vingtaine de clichés d'artisans pris dans le quartier juif de la médina de Tripoli au début du mois de janvier 1912. Chérau sait alors qu'il va rentrer en France et prend des photos à caractère documentaire : toutes sont prises de manière frontale avec les artisans en train de travailler et sont soigneusement légendées au dos ce qui n'est pas souvent le cas pour les autres clichés y compris ceux en lien direct avec les événements guerriers. Source: "BnF - fonds Gaston Chérau".
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publié le 31 mars 2020 à 8h41

Questions à Pierre Schill professeur d'histoire-géographie à Montpellier et chercheur associé au laboratoire C.R.I.S.E.S. de l'Université Paul-Valéry Montpellier 3. Il est l'auteur de Réveiller l'archive d'une guerre coloniale. Photographies et écrits de Gaston Chérau, correspondant de guerre lors du conflit italo-turc pour la Libye (1911-1912), Créaphis, 2018.

Quelle est cette guerre opposant l'Italie à l'Empire ottoman en Tripolitaine (1911-1912) ?

Il s’agit d’un conflit colonial tardif né de la volonté d’affirmation nationale de l’Italie, cinquante ans après la réalisation de son unité. Cette stratégie passe par une conquête coloniale en Afrique qui vise à effacer deux échecs antérieurs marquants pour les Italiens : celui de la bataille d’Adoua contre l’Empire d’Ethiopie (1896), première défaite d’une armée européenne en Afrique, et auparavant celui de la mainmise sur la Tunisie dont le contrôle revenait finalement à la France (1881). L’Empire ottoman connaît lui une trajectoire inverse : sur le déclin, il est fragilisé par la poussée du nationalisme arabe et la guérilla au Yémen (1904-1911) et sans réelles possibilités de défendre ses confins africains.
Le conflit, qui débute à la fin du mois de septembre 1911 et que la presse occidentale nomme la « guerre italo-turque », s’achève par la paix d’Ouchy (18 octobre 1912) qui acte la victoire italienne. En affaiblissant l’Empire ottoman, cette guerre a joué un rôle déterminant dans le déclenchement des guerres balkaniques (1912-1913) et consécutivement dans l’embrasement de l’Europe en 1914.
Cette guerre est par ailleurs importante pour comprendre la situation actuelle de la Libye : elle constitue un événement matriciel dans la construction de cet Etat. En tant qu’entité nationale, la Libye moderne peut en effet être considérée comme une « invention » du colonialisme italien. Et si plus tard le colonel Kadhafi dénoncera cette colonisation, il ne remettra jamais en cause l’unité qui en est issue. La fin de son régime en 2011 a réactivé dans une configuration nouvelle les anciens clivages régionaux et tribaux, notamment autour de l’opposition entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque, refermant ainsi la parenthèse unitaire ouverte cent ans plus tôt par la conquête italienne.
La fin du conflit italo-turc n’a pas signifié pour autant le contrôle effectif du territoire officiellement conquis par Ies Italiens : la confrontation se poursuit avec une population largement opposée à la nouvelle souveraineté qui lui est imposée. Au cours de deux décennies de guérilla, les Italiens recourent au gaz moutarde et aux camps de concentration et n’établissent leur domination qu’en 1931 avec l’arrestation et la pendaison publique du chef de la résistance des tribus en Cyrénaïque, Omar al-Mokhtar.

Que nous apportent les documents que vous venez d’éditer ?

La documentation publiée dans l'ouvrage Réveiller l'archive d'une guerre coloniale a été produite par Gaston Chérau (1872-1937), romancier en vue de la Belle Époque et photographe amateur, missionné par le journal Le Matin pour suivre le conflit. Dispersée entre les fonds de la Bibliothèque nationale de France, des archives départementales de l'Hérault et de la famille, l'archive reconstituée se compose d'un reportage photographique (plus de 230 clichés réalisés en Tripolitaine et à Tunis), des articles et des photos publiés dans Le Matin et dans d'autres titres de la presse quotidienne et illustrée, de la correspondance entretenue avec son épouse et enfin d'un texte réminiscent publié en 1926 dans un recueil de témoignages journalistiques.

En nous plongeant dans le travail et le quotidien d'un reporter aux débuts du photojournalisme, ce matériau historique dévoile comment Chérau affronte une guerre en contexte colonial, un « ailleurs » qui le confronte à la mort, à la violence et à l'étranger. Ce vécu est saisi comme une « forme de vie » avec ses lieux, ses rythmes et ses liens sociaux mais aussi les doutes et les interrogations qui traversent Chérau.

Cette expérience condense de multiples enjeux politiques et éthiques car, au-delà de l'épreuve personnelle, la correspondance de guerre est un engagement dans un espace très contraint. En explorant les coulisses de la fabrique de l'actualité, ce livre montre comment Chérau est tiraillé entre sa mission de rendre compte des événements, d'abord les faits guerriers mais aussi l'instauration d'une politique de coercition par pendaison publique, et sa manipulation à la fois par les Italiens qui cherchent à l'enrôler dans leur entreprise de persuasion et par son commanditaire soucieux de captiver le lectorat par une spectacularisation de l'actualité. En restituant la part qui revient à chacun de ces acteurs dans la construction du récit journalistique, on peut mesurer la manière dont le journaliste, témoin singulier généralement peu questionné dans l'historiographie de la guerre, engage sa responsabilité.

Si la documentation protéiforme éditée dans ce livre est une nouvelle source contribuant à l'historiographie de la culture visuelle de guerre et de la violence du colonialisme européen, elle éclaire aussi les formes et les modalités du voyage au début du XXème siècle ainsi que le travail de l'écrivain naturaliste. Chérau partage avec son épouse la découverte de l'Italie, de la Tripolitaine et de la Tunisie par la description minutieuse dans ses lettres des paysages et des modes de vie des habitants. Ces écrits sont complétés par la réalisation de photographies à dimension ethnographique des artisans juifs de Tripoli ou de vues de la médina et des quartiers européens et ottomans en bord de mer. Les photographies et lettres de Chérau témoignent également de la vie quotidienne en temps de guerre et notamment de l'afflux à Tripoli de réfugiés issus des tribus bédouines et des populations noires du sud libyen, particulièrement affectées par la désorganisation, du fait de la guerre, des échanges et du commerce entre le Sahara et la côte méditerranéenne.

Enfin, l’ouvrage sort de l’oubli la figure de Paul Vigné d’Octon (1859-1943). Médecin de marine et acteur de la conquête coloniale française en Afrique de l’ouest, celui-ci deviendra écrivain et député radical-socialiste de l’Hérault (1893-1906). Il fut à la Chambre l’un des principaux pourfendeurs de la politique coloniale française et l’infatigable dénonciateur des crimes commis par l’armée en Afrique et à Madagascar. Au moment de la guerre italo-turque, Vigné d’Octon fait paraître La sueur du burnous aux éditions de la Guerre sociale, un pamphlet dénonçant la mainmise d’hommes politiques et médiatiques français sur les terres indigènes en Tunisie. Il utilisera, en février 1914, quelques-unes des photographies de Gaston Chérau pour dénoncer dans la presse les crimes perpétrés par l’Italie en Libye et par la France dans la « pacification » du Maroc.

Pouvez-vous nous parler de leur auteur ?

Les documents rassemblés nouent deux histoires. L’une est collective : c’est celle du conflit colonial dont nous venons de parler. L’autre est individuelle : c’est celle d’une partie de la vie de Gaston Chérau, né en 1872 à Niort (Deux-Sèvres) dans une famille de petits entrepreneurs du textile. Après l’obtention de son baccalauréat, il entame une carrière de fonctionnaire des impôts. Affecté en 1898 à Orléans, il pense réaliser son « rêve oriental » en sollicitant une mutation pour l’Algérie qu’il retire finalement face à l’hostilité de son père. Devenu écrivain, il connaît un certain succès jusqu’à concourir avec son quatrième roman Champi-Tortu au prix Goncourt 1906, auquel il échoue face au « roman colonial », Dingley, l’illustre écrivain, des frères Jean et Jérôme Tharaud. Gaston Chérau multiplie par ailleurs les contributions dans la grande presse et notamment à partir de 1909 au Matin où il donne, avec Colette, des chroniques aux « Contes des mille et un matins ». La guerre italo-turque offre à l’écrivain l’opportunité d’une expérience mêlant la découverte de l’Afrique et la confrontation à la guerre, susceptible de nourrir une inspiration littéraire dépassant les frontières de la « province française » où s’ancraient jusque-là ses romans. L’archive qui subsiste de cette altérité en temps de guerre montre comment l’homme qui était aux côtés des Italiens et au service d’un journal favorable à leur conquête est changé par ce qu’il vit au point de se dépeindre dans le récit publié en 1926 en « ami » des Arabes.
L’écrivain aura l’occasion de parcourir à nouveau l’Afrique durant la Grande Guerre alors qu’il est affecté au service photographique de l’armée d’Orient pour lequel il effectuera deux missions à Port-Saïd et en Abyssinie. Ces périples nourriront certains de ses écrits dans les années vingt et surtout trois récits inédits publiés en 1931 dans la revue « Candide » sous le titre La brousse romanesque. Des textes qui serviront dans la foulée aux réalisateurs du film « L’Afrique vous parle » et seront publiés par la Société générale de cinématographie. La publication eut un certain succès en partie lié à l’intérêt du public pour l’exotisme et les colonies dans le contexte de l’exposition coloniale de Paris.

Comment comprendre aujourd'hui une source visuelle d'une violence coloniale ?

L'archive inédite que nous publions a la particularité d'avoir été partagée au fur et à mesure de sa construction avec des artistes qui ont chacun dans leur domaine proposé une interprétation de cette source historique. La seconde partie de l'ouvrage est une analyse réflexive de ce projet pluridisciplinaire intitulé « À fendre le cœur le plus dur », des mots empruntés à Gaston Chérau dans une de ses lettres à son épouse. Cette démarche qui croisait des regards scientifiques et artistiques a également donné lieu à une exposition présentée au FRAC Alsace et au Centre photographique d'Île-de-France (CPIF) en 2015 et 2016. Les artistes sont les écrivains Jérôme Ferrari et Oliver Rohe, la plasticienne Agnès Geoffray, et le danseur-chorégraphe Emmanuel Eggermont. L'exposition a fait entrer en résonance l'archive avec leurs créations – respectivement l'essai À fendre le cœur le plus dur (Inculte, 2015 et Actes Sud « Babel », 2017), les œuvres Les Gisants et Les Regardeurs, et la pièce chorégraphique Strange Fruit - et les oeuvres d'autres artistes contemporains ayant abordé dans différents contextes guerriers la question du témoignage.

L’édition des photographies de Gaston Chérau, comme leur appropriation par les artistes et leur présentation dans une exposition produite par des centres d’art contemporain, posent la question du traitement des images de violences coloniales. Il fallait, pour reprendre les mots de Ferrari et Rohe, « sortir du monde de l’effroi » institué par la vue des premières photographies découvertes – quatorze corps inertes de bédouins suspendus à un gibet – afin de ne pas reproduire la domination et l’oppression dont elles témoignent. Mais cette introspection éthique ne concerne pas seulement l’historien et les artistes. Elle implique aussi les spectateurs que nous sommes tous devenus en interrogeant notre rapport à la prolifération des images de violences extrêmes qui entame notre faculté non pas à nous émouvoir « devant la douleur des autres » (Susan Sontag) mais à nous en soucier vraiment, à en chercher l’origine et à les rattacher à un contexte, conditions de la restauration de leur capacité à témoigner.

Liens :

Le livre :

Avec des contributions de Caroline Recher, Smaranda Olcèse, Mathieu Larnaudie et Quentin Deluermoz.

L’essai de Ferrari et Rohe :

Jérôme Ferrari et Oliver Rohe, À fendre le cœur le plus dur, Inculte, 2015 et Actes Sud « Babel », 2017.

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