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Blog «Humeurs noires»

« Je suis un Noir, ma peau est blanche, mes yeux sont bleus ». Histoire du passing aux Etats-Unis

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L'ouvrage de l'avocat et historien Pascal Mbongo, retrace la trajectoire de ces milliers de Noirs américains qui par leur teint clair et leurs traits européens, se sont fait passer pour des Blancs. Le passing permettait d'échapper aux lynchages et aux lois ségrégationnistes dans l'Amérique des années 50.
Randall L. Gibson. Library of Congress description:
publié le 1er avril 2020 à 23h10
(mis à jour le 6 avril 2020 à 3h06)

S’évader de sa condition sociale

Le livre « Blancs.. mais Noirs. Le passing, histoire d'une mascarade aux Etats-Unis » propose l'étude d'une migration raciale qui intervient dans l'Amérique ségrégationniste des années 1950, et dont les pratiques esclavagistes des états du sud ainsi que les lois racialistes dans le nord sont légales. L'historien Pascal Mbongo raconte le destin de ces milliers de Noirs américains, métissés, au teint « très clair » et aux traits « assez européens », qui ont choisi de passer pour Blancs et de vivre comme tel. Le passing est une pratique utilisée par une minorité sociale, ethnique ou religieuse et qui consiste à changer « d'apparence » ou d'identité, afin de se fondre au sein de la communauté majoritaire qui jouit de privilèges réels ou supposés.

« Tel peut avoir été le cas de Juifs passant pour des non-Juifs, d'immigrants polonais se faisant passer pour des Allemands, d'immigrants italiens prétendant être des Juifs, d'Américains d'origine chinoise ayant passé pour avoir une origine japonaise ou l'inverse, des nombreuses fraudes aux origines indienne constatées bien avant le mouvement hippie ». Le livre de Pascal Mbongo a pour objet de recherche la trajectoire sociale des milliers d'Américains légalement noirs, parce qu'ils avaient « une goutte de sang noir ». Cette mystification permet d'adopter certains rôles dans la société et de s'évader de la condition sociale réservée aux populations dont les lois en vigueur les privent de leurs droits fondamentaux.

L’obsession de la pureté de la race

L'historien décrit tout au long de son récit les parcours atypiques, glorieux ou tragiques « des passeurs » forcés à l'exil. Il nous partage des morceaux de vie comme celle de Walter White, célèbre écrivain et militant de la défense des Afro-Américains, qui mena notamment une campagne contre le lynchage des Noirs et qui fit pression sur le sénat et le congrès américain. Ce dernier écrivait dans son autobiographie : « Je suis un Noir. Ma peau est blanche, mes yeux sont bleus, mes cheveux sont blonds. Les traits de ma race sont incontestablement visibles ».

Walter Francis White, —Courtesy of “The Eleanor Roosevelt Papers,” George Washington University

L'affaire Alicia Pairchild témoigne de l'obsession de la pureté de la race dans les rapports sociaux au sein d'une société américaine bifaciale. Cette femme issue de la petite bourgeoisie de la Nouvelle-Angleterre se rendit dans le Sud afin d'assister aux obsèques de sa belle-mère. Lors des funérailles, elle découvrit avec stupeur que sa belle-mère était noire et réalisa que son époux l'était également d'un point de vue légal. Pascal Mbongo poursuit en écrivant que : « Alicia Pairchild ne sut pas dénouer ce problème autrement qu'en tuant son époux ainsi que ses enfants. Le cadet mourant brûlé vif dans une église dont il ne pouvait s'échapper, puisqu'elle avait été méticuleusement fermée ».

L'ouvrage tisse des portraits de Noirs américains qui en se faisant passer pour des Blancs ont réalisé de brillantes carrières et intégré l'élite sociale dans leur ville respective. Ainsi William Henry Ellis, né esclave en 1864 dans une plantation, fit fortune dans les affaires en se faisant passer pour un Mexicain. Anita Hemmings, née en 1872 de deux parents mulâtres et légalement noire, entreprit de brillantes études et intégra le Vassar Collège, une prestigieuse université féminine réservée aux femmes blanches.

«Passer» pour échapper à sa négrité

L'histoire du passing racontée dans le livre est à la fois celle de « la faillite de l'idée même de la race » en même temps que la recherche obsessionnelle de sa pureté. La race et son influence dans l'organisation sociale des sociétés du passé et du présent. L'analyse socio-historique développée par l'auteur invalide sur la plan scientifique le concept de race. Cependant il démontre qu'elle existe toujours comme réalité symbolique dans l'imaginaire collectif, avec des effets sociaux répertoriés à travers la description représentative des trajectoires des passeurs. Mbongo précise encore que le passing durant l'esclavage servait au captif à se défaire du joug de son maître, tandis qu'il lui permit après les premières abolitions, d'échapper à sa « négrité » et « ainsi vivre sous les conditions les plus rassurantes de la liberté ».

Anita Hemmings, Vassar College 1897

Le procès des études culturelles consacrées aux populations noires

Il serait honnête de préciser aux lecteurs que la conception développée dans l'ouvrage ne fait pas consensus dans la vie intellectuelle française. Les principaux opposants proviennent du courant des sciences humaines et sociales, dont la tradition philosophique héritée des Lumières, incite les chercheurs à revenir à des logiques de classes dans l'approche des dominations. Les études culturelles consacrées aux populations noires américaines et par extension aux diasporas africaines, sont mises en procès au nom des vertus humanistes, dont elles seraient dépourvues. Il est également difficile d'établir si les critiques portées envers « les African-American studies » relèvent de considérations d'ordres méthodologiques ou si elles sont d'ordinaires luttes de pouvoir dans les institutions universitaires.

Pour conclure ma recension, il me semblait nécessaire de défendre un sujet peu traité et rapporté par l'ouvrage remarquablement écrit de Pascal Mbongo. Comme la littérature et le cinéma anglo-saxons, son travail revisite le parcours hors norme de ces passeurs « blancs.. mais noirs », qui en s'insérant dans les hautes sociétés occidentales, ont joué un rôle majeur dans l'abolition de l'esclavage et la lutte pour les droits civiques. Ces hommes, ces femmes, passeurs de l'ombre, qui aujourd'hui encore à travers le monde, combattent toutes les discriminations, dans le silence de l'Histoire.

Pascal Mbongo, Blancs mais Noirs. Le passing, une mascarade raciale aux États-Unis, éditions Jourdan, 220 p.