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Chronique "Philosophiques"

Guerre au «care»

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En révélant notre vulnérabilité radicale, la crise sanitaire montre aussi la méconnaissance par la société de ce qui la fait vivre, au quotidien ou dans l’urgence du risque de la mort. Le soin porté aux autres est un travail qui fait tenir le monde, notamment celui des «privilégiés».
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par Sandra Laugier, professeure de philosophie à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne
publié le 2 avril 2020 à 17h41

Ah non, pitié : voici que le président Macron a donné pour nom l'acronyme Care (Comité analyse recherche et expertise) à un nouveau comité d'autorités scientifiques, «chargé de guider la décision gouvernementale dans les domaines médicaux comme sociétaux». On croit rêver, quand on pense que le care a été de longue date le nom même de ce qui a été négligé et méprisé par les politiques publiques, et que c'est bien l'absence d'attention (de care) portée par les gouvernements de la dernière décennie à tous les secteurs en charge du soin et de la protection des citoyens (santé au premier chef, mais aussi éducation, pauvreté, grand âge, handicap) qui rend si difficile la lutte contre le Covid-19.

Quand on pense que ce nom même de care, il y a quelques années, était encore vilipendé par nombre d'intellectuels et journalistes français comme celui d'une approche «nunuche» de promotion d'un «Etat mémère». Quand on pense qu'il y a peu l'Assemblée macroniste se distinguait par son absence de compassion pour les parents en deuil de leur enfant, trouvant que cinq jours de congés étaient déjà bien suffisants et ne voulant pas peser plus sur «les entreprises».

Cette violence, cette guerre au care a été menée depuis des années, systématiquement, contre les institutions qui prennent aujourd'hui de plein fouet le désastre sanitaire et pas seulement l'hôpital public. Des manifestations incessantes des acteurs de santé aux fictions comme Hippocrate - revoyez les dernières scènes du film, où tout le personnel enfin solidaire exprime sa révolte contre la réduction des moyens, l'aveuglement de l'esprit gestionnaire appliqué à l'humain, et le manque de reconnaissance des aides-soignantes et médecins étrangers - ont exprimé cette profonde injustice.

Car là est la révélation. Ce n'est pas seulement de la reconnaissance, enfin, du travail de care ou de la visibilisation soudaine de ce qui était jusqu'ici invisible. La catastrophe sanitaire, et le soutien populaire qu'elle génère pour les soignant·e·s tant aimé·e·s applaudi·e·s chaque soir à 20 heures, montre l'injustice radicale des politiques menées contre les services publics et (re) met la protection sociale au cœur des préoccupations partagées, d'où l'avait délogée l'évidence inégalitaire de la maximisation des profits.

Plus que d'un changement, il s'agit d'une prise de conscience douloureuse d'un renversement des valeurs accepté depuis des décennies et dénoncé dès l'origine par l'éthique du care : les métiers les plus véritablement utiles sont les moins bien payés et les moins bien considérés. Ce qui compte le plus pour notre vie ordinaire, mais aussi intellectuelle, ce qui la rend possible - soignantes, nettoyeurs, éboueurs, caissières, livreurs, camionneurs - est en fait ce qui compte le moins dans l'échelle de valeurs que nous avons collectivement validée. Il ne s'agit pas seulement des multiples injustices structurelles qu'a mises en évidence l'épidémie, entre ceux qui sont au confort des résidences secondaires et ceux qui sont exposés au travail. Il s'agit de la méconnaissance par une société entière de ce qui la fait vivre, au quotidien ou dans l'urgence du risque de la mort.

Si cette révélation morale est possible, c'est justement par la situation (inédite pour beaucoup des générations présentes) de catastrophe, qui révèle des vulnérabilités radicales - là aussi le fondement de l'éthique du care. Vulnérabilité des personnes, des institutions, et menace sur la forme de vie humaine, entendue comme horizontale (sociale, dans des liens qui sont recomposés) et verticale (biologique, comme espèce globalisée et menacée) (1). Le care n'est jamais aussi visible que dans ces situations où c'est la forme de vie, la vie «normale» (comme celle, inquiétante, qu'on représente au début des films catastrophe), qui est ébranlée.

C'est pourquoi les films du genre épidémique sont moins aptes à représenter le désastre qui nous frappe que le genre apocalyptique qui de fait nous y a préparés : l'extraordinaire The Leftovers (HBO, Damon Lindelof et Tom Perrotta, 2014-2017) où, au premier épisode, 2 % de la population mondiale s'évapore de la surface de la Terre (image reprise, en plus radical à la fin de Avengers : Infinity War où c'est la moitié qui se dissout). La série décrit la vie, invisiblement détruite, des restants. Ce qui est perdu, c'est l'ordinaire - que nous cherchons à préserver confinés.

Le care a longtemps été considéré (et déconsidéré) comme le souci du proche, de la famille nucléaire, avec comme modèle le lien mère- enfant. On a désormais compris qu'il est un travail, qui fait tenir le monde et notamment celui des «privilégiés» - en grande majorité protégés.

Ce sont ces échelles du care qui se révèlent aujourd'hui, du soin des très proches (même quand ils sont loin), à celui qu'assurent les caissières, soignantes, livreurs à des inconnus, et à celui de tous ces humains dont nous dépendons. Et «en même temps», qui s'étonnera que cette valorisation du care soit effacée immédiatement par le discours viriliste de la «guerre» ? Et par une héroïsation bien hiérarchisée, où les spécialistes du commentaire, médecins, épidémiologues, politiques récupèrent le monopole de la parole en se posant en sauveurs malgré leurs cafouillages. Tant que nous serons incapables de reconnaître la contribution mais aussi l'expertise de celles et ceux qui interviennent en «troisième ligne» pour maintenir une société en vie, la guerre au care continuera.

(1) Voir Anne M. Lovell, Stefania Pandolfo, Veena Das et Sandra Laugier, Face aux désastres, Ithaque, 2013.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.