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Confinement, mobilité et petits papiers en Algérie coloniale

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Questions à Arthur Asseraf, maitre de conférences à l’université de Cambridge et spécialiste de l’histoire de la France et de l’Afrique du Nord contemporaines. Il est l’auteur de Electric News in Algeria (Oxford University Press, 2019).Comment le pouvoir colonial français cherchait-il à contrôler les mouvements des Algériens au début du XXe siècle? Généralement, les Algériens n’ont pas le droit de se déplacer en dehors de leur commune de résidence sans carte de circulation. Les ’indigènes
Modèle de carte de circulation, Archives Nationales d’Outre-Mer (Aix-en-Provence), photo: Arthur Asseraf.
publié le 3 avril 2020 à 12h03

Questions à Arthur Asseraf, maitre de conférences à l'université de Cambridge et spécialiste de l'histoire de la France et de l'Afrique du Nord contemporaines. Il est l'auteur de Electric News in Algeria (Oxford University Press, 2019).

Comment le pouvoir colonial français cherchait-il à contrôler les mouvements des Algériens au début du XXe siècle?
Généralement, les Algériens n’ont pas le droit de se déplacer en dehors de leur commune de résidence sans carte de circulation. Les ’indigènes', c’est-à-dire la population majoritaire algérienne musulmane, sont astreints à leur commune ou ’douar’ de résidence sous peine de sanction. Les Algériens sont soumis à l’indigénat, un régime de justice spéciale censé être temporaire mais renouvelé régulièrement jusqu’en 1944. Le code de l’indigénat sanctionne le déplacement sans autorisation.
Pourquoi? L’Algérie française est une colonie de peuplement où la principale ressource économique est la terre. L’Etat français est le principal garant de cette distribution de la terre: la conquête militaire mène à une expropriation de la propriété des tribus qui se voit redistribuée au profit de colons venant d’Europe. Il est donc important pour l’Etat de contrôler la circulation des ’indigènes'. Comme les Africains en Afrique du Sud ou les Amérindiens aux Etats-Unis, les indigènes algériens sont théoriquement ’cantonnés’ dans leurs douars, et séparés des zones de peuplement européen.
Cependant, la comparaison s’arrête vite: le système français n’atteint jamais le niveau de sophistication bureaucratique en Afrique du Sud sous l’apartheid, et son application est assez arbitraire. En pratique, il semble qu’il ait été assez courant de se déplacer sans contrôle, ou alors, en cas de contrôle, de payer un pot-de-vin pour s’en sortir.
Dans les cas graves, les autorités coloniales disposent aussi du pouvoir d’assigner à résidence ou d’interner. Comme le montre Sylvie Thénault, cet internement se passe sans procès, sur décision administrative du Gouverneur-Général. L’Etat français tente aussi de contrôler les allers-retours d’Algériens à l’étranger, notamment dans d’autres pays musulmans. Le hadj ainsi que les voyages d’études dans les grandes mosquées-universités de Tunis, de Fès ou du Caire font l’objet d’une surveillance intense mais, elle aussi, partielle.
En revanche, comme l’Algérie c’est la France (depuis la Deuxième République en 1848), les voyages entre la métropole et l’Algérie sont peu contrôlés. On ne peut pas exiger, par exemple, de passeport aux voyageurs d’un bateau entre Alger et Marseille.
Quelles étaient les réactions des Algérien.ne.s face à cette tentative de contrôle ?
Le régime de l’indigénat était extrêmement impopulaire. Les administrateurs locaux était libres de l’appliquer comme ils le souhaitaient, ce qui donnait lieu à de nombreux abus. La plupart des Algériens essaient donc, le plus possible, de se rendre discrets, de se déplacer en évitant les contrôles. Parfois, ils se plaignent d’administrateurs abusifs dans des pétitions.
C’est aussi une époque où il est tout à fait possible d’échapper à ce système. C’est le cas dans les régions montagneuses où le peuplement européen est faible, mais surtout dans le Sud désertique. Les populations nomades du Sahara échappent largement au contrôle des autorités étatiques, qu’elles soient coloniales ou pas. La circulation sur une large partie de l’Afrique se fait par des caravanes dont on s’inquiète qu’elles véhiculent de la contrebande, des nouvelles subversives et bien sûr... des épidémies, sans pouvoir les contrôler pour autant.
Mais attention: ce n’est pas l’Etat qui cherche à contrôler la mobilité. Comme on le voit aujourd’hui, le contrôle social, le regard des voisins qui observent la quarantaine, peut jouer un rôle encore plus important que le contrôle policier. En Algérie coloniale, c’est le cas notamment pour les femmes. Dans une société patriarcale (et c’est le cas pour les musulmans comme pour les européens), le confinement suprême c’est le genre. Les femmes ne sont pas censées se déplacer, du moins sans un membre masculin de leur famille. L’Etat intervient très peu dans la mobilité des femmes, parce que ce sont les hommes qui le font à leur place. Par exemple, en 1895, le Gouverneur-Général Cambon explique que les femmes musulmanes n’ont pas besoin de passeports pour voyager à l’étranger car elles se déplacent uniquement sous l’autorité d’un passeport masculin.
De même, dans les villes, s’il existe des quartiers européens et musulmans, il ne s’agit pas d’une distinction légale. C’est avant tout une pression sociale et économique qui rend la mobilité entre ces zones impossibles plutôt que l’intervention directe de l’Etat.
Ce contrôle des Algériens a-t-il des effets en France à l’époque?
Oui, des effets très importants, car on peut dire que la circulation des Algériens mène à la création de la carte nationale d’identité en France.
Lorsqu’elle commence juste avant la Première Guerre Mondiale, la migration des Algériens en France ne pose pas de problème officiel, et elle se fait avec peu de surveillance. Dans l’entre-deux-guerres, les besoins économiques fluctuants en main-d’oeuvre algérienne mènent à des tentatives pour contrôler la mobilité des Algériens vers la métropole. Celles-ci tentent soit de les encadrer avant le départ (en rendant l’autorisation préalable obligatoire avant l’embarquement), soit en organisant l’encadrement des Algériens en métropole avec des services de police spécialisés qui répètent les techniques de surveillance des indigènes sur le territoire métropolitain.
Mais le plus gros problème émerge après l’abolition de l’indigénat en 1944. Après cette date, en théorie, rien ne distingue les Algériens d’autres citoyens français une fois en métropole. Or, avec l’irruption de la guerre d’indépendance algérienne en 1954, le contrôle des Algériens devient extrêmement stratégique. La carte d’identité est nécessaire à tous ceux qui souhaiteraient se rendre d’Algérie en métropole, mais à cette date, les cartes d’identités ne sont pas nationales - elles sont délivrées par les préfectures sans unité véritable. Cela donne lieu à des fraudes possibles de faux papiers délivrés dans les préfectures algériennes. C’est dans ce contexte que, le 22 octobre 1955, on crée la carte nationale d’identité avec un modèle uniforme sur tout le territoire national. C’est la particularité de l’histoire algérienne: l’assimilation de l’Algérie à la France pendant plus de cent ans fait que ce n’est pas juste l’Algérie qui devient française, mais la France métropolitaine qui est influencée par sa colonie algérienne.

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