Questions à Arthur Asseraf, maitre de conférences à l'université de Cambridge et spécialiste de l'histoire de la France et de l'Afrique du Nord contemporaines. Il est l'auteur de Electric News in Algeria (Oxford University Press, 2019).
Comment le pouvoir colonial français cherchait-il à
contrôler les mouvements des Algériens au début du XXe siècle?
Généralement, les Algériens n’ont pas le droit de se
déplacer en dehors de leur commune de résidence sans carte de circulation. Les
’indigènes', c’est-à-dire la population majoritaire algérienne musulmane, sont
astreints à leur commune ou ’douar’ de résidence sous peine de sanction. Les
Algériens sont soumis à l’indigénat, un régime de justice spéciale censé être
temporaire mais renouvelé régulièrement jusqu’en 1944. Le code de l’indigénat
sanctionne le déplacement sans autorisation.
Pourquoi? L’Algérie française est une colonie de
peuplement où la principale ressource économique est la terre. L’Etat français
est le principal garant de cette distribution de la terre: la conquête
militaire mène à une expropriation de la propriété des tribus qui se voit
redistribuée au profit de colons venant d’Europe. Il est donc important pour
l’Etat de contrôler la circulation des ’indigènes'. Comme les Africains en
Afrique du Sud ou les Amérindiens aux Etats-Unis, les indigènes algériens sont
théoriquement ’cantonnés’ dans leurs douars, et séparés des zones de peuplement
européen.
Cependant, la comparaison s’arrête vite: le système
français n’atteint jamais le niveau de sophistication bureaucratique en Afrique
du Sud sous l’apartheid, et son application est assez arbitraire. En pratique, il
semble qu’il ait été assez courant de se déplacer sans contrôle, ou alors, en
cas de contrôle, de payer un pot-de-vin pour s’en sortir.
Dans les cas graves, les autorités coloniales disposent
aussi du pouvoir d’assigner à résidence ou d’interner. Comme le montre Sylvie
Thénault, cet internement se passe sans procès, sur décision administrative du
Gouverneur-Général. L’Etat français tente aussi de contrôler les allers-retours
d’Algériens à l’étranger, notamment dans d’autres pays musulmans. Le hadj ainsi
que les voyages d’études dans les grandes mosquées-universités de Tunis, de Fès
ou du Caire font l’objet d’une surveillance intense mais, elle aussi,
partielle.
En revanche, comme l’Algérie c’est la France (depuis la
Deuxième République en 1848), les voyages entre la métropole et l’Algérie sont
peu contrôlés. On ne peut pas exiger, par exemple, de passeport aux voyageurs
d’un bateau entre Alger et Marseille.
Quelles étaient les réactions des Algérien.ne.s face à
cette tentative de contrôle ?
Le régime de l’indigénat était extrêmement impopulaire.
Les administrateurs locaux était libres de l’appliquer comme ils le
souhaitaient, ce qui donnait lieu à de nombreux abus. La plupart des Algériens
essaient donc, le plus possible, de se rendre discrets, de se déplacer en
évitant les contrôles. Parfois, ils se plaignent d’administrateurs abusifs dans
des pétitions.
C’est aussi une époque où il est tout à fait possible
d’échapper à ce système. C’est le cas dans les régions montagneuses où le
peuplement européen est faible, mais surtout dans le Sud désertique. Les
populations nomades du Sahara échappent largement au contrôle des autorités
étatiques, qu’elles soient coloniales ou pas. La circulation sur une large
partie de l’Afrique se fait par des caravanes dont on s’inquiète qu’elles
véhiculent de la contrebande, des nouvelles subversives et bien sûr... des
épidémies, sans pouvoir les contrôler pour autant.
Mais attention: ce n’est pas l’Etat qui cherche à
contrôler la mobilité. Comme on le voit aujourd’hui, le contrôle social, le
regard des voisins qui observent la quarantaine, peut jouer un rôle encore plus
important que le contrôle policier. En Algérie coloniale, c’est le cas
notamment pour les femmes. Dans une société patriarcale (et c’est le cas pour
les musulmans comme pour les européens), le confinement suprême c’est le genre.
Les femmes ne sont pas censées se déplacer, du moins sans un membre masculin de
leur famille. L’Etat intervient très peu dans la mobilité des femmes, parce que
ce sont les hommes qui le font à leur place. Par exemple, en 1895, le
Gouverneur-Général Cambon explique que les femmes musulmanes n’ont pas besoin
de passeports pour voyager à l’étranger car elles se déplacent uniquement sous
l’autorité d’un passeport masculin.
De même, dans les villes, s’il existe des quartiers européens
et musulmans, il ne s’agit pas d’une distinction légale. C’est avant tout une
pression sociale et économique qui rend la mobilité entre ces zones impossibles
plutôt que l’intervention directe de l’Etat.
Ce contrôle des Algériens a-t-il des effets en France
à l’époque?
Oui, des effets très importants, car on peut dire que la
circulation des Algériens mène à la création de la carte nationale d’identité
en France.
Lorsqu’elle commence juste avant la Première Guerre
Mondiale, la migration des Algériens en France ne pose pas de problème
officiel, et elle se fait avec peu de surveillance. Dans l’entre-deux-guerres,
les besoins économiques fluctuants en main-d’oeuvre algérienne mènent à des
tentatives pour contrôler la mobilité des Algériens vers la métropole. Celles-ci
tentent soit de les encadrer avant le départ (en rendant l’autorisation
préalable obligatoire avant l’embarquement), soit en organisant l’encadrement
des Algériens en métropole avec des services de police spécialisés qui répètent
les techniques de surveillance des indigènes sur le territoire métropolitain.
Mais le plus gros problème émerge après l’abolition de
l’indigénat en 1944. Après cette date, en théorie, rien ne distingue les
Algériens d’autres citoyens français une fois en métropole. Or, avec
l’irruption de la guerre d’indépendance algérienne en 1954, le contrôle des Algériens
devient extrêmement stratégique. La carte d’identité est nécessaire à tous ceux
qui souhaiteraient se rendre d’Algérie en métropole, mais à cette date, les
cartes d’identités ne sont pas nationales - elles sont délivrées par les préfectures
sans unité véritable. Cela donne lieu à des fraudes possibles de faux papiers
délivrés dans les préfectures algériennes. C’est dans ce contexte que, le 22
octobre 1955, on crée la carte nationale d’identité avec un modèle uniforme sur
tout le territoire national. C’est la particularité de l’histoire algérienne: l’assimilation
de l’Algérie à la France pendant plus de cent ans fait que ce n’est pas juste
l’Algérie qui devient française, mais la France métropolitaine qui est
influencée par sa colonie algérienne.
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